Dans les vestiaires, un mal que personne (ou presque) ne pèse
Un footballeur ou une footballeuse professionnel sur cinq présente des comportements alimentaires problématiques. Un sur deux traverse une forme de détresse psychologique au cours d’une saison. Ces chiffres, issus de la Drake Football Study et de plusieurs enquêtes FIFPRO, confirment une réalité encore trop peu discutée : dans les vestiaires, la souffrance mentale et les dérives nutritionnelles sont devenues monnaie courante.
Pesées hebdomadaires, obsession de la « masse grasse idéale », blessures à répétition, isolement émotionnel, surcharge de matchs : le modèle actuel du football professionnel expose les joueurs, et surtout les joueuses, à des risques majeurs, souvent ignorés ou banalisés au nom de la performance.
De quoi parle-t-on ?
Avant de parler de prévention ou d’accompagnement, il est essentiel de bien distinguer deux notions souvent confondues.
Trouble du comportement alimentaire (TCA)
Il s’agit d’un diagnostic médical posé par un professionnel de santé. Les plus connus sont :
- Anorexie mentale : restriction extrême de l’alimentation, peur intense de prendre du poids.
- Boulimie : épisodes de suralimentation incontrôlée suivis de comportements compensatoires (vomissements, jeûne).
- Hyperphagie : crises de suralimentation sans compensation.
Ces troubles ont un impact majeur sur la santé physique, mentale et sociale, et nécessitent une prise en charge pluridisciplinaire.
Désordre alimentaire (disordered eating)
Ce terme désigne une relation déséquilibrée à la nourriture qui ne remplit pas tous les critères d’un TCA clinique, mais peut en être le prélude :
- Obsession des calories
- Régimes à répétition
- Compensations par le sport
- Évitement de certains groupes d’aliments
Dans le contexte du football, ces comportements sont souvent banalisés, voire encouragés. Or, ils fragilisent l’organisme, amplifient l’anxiété de performance et altèrent la récupération.
Une prévalence massive dans le football d’élite
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Plusieurs enquêtes menées depuis 2015 montrent que les comportements alimentaires à risque et les troubles psychiques sont largement répandus chez les footballeurs et footballeuses professionnels, bien au-delà de ce que l’on imaginait.
Données clés
Population étudiée | Désordres alimentaires | Détresse psychologique |
---|---|---|
Footballeuses professionnelles (Drake, n=74) | 15 à 20 % sur 12 mois | 53 à 65 % |
Footballeurs professionnels (11 pays, FIFPRO 2015) | — | 26 à 38 % (anxiété/dépression) |
Sportifs d’élite (177 études, méta-analyse) | 19,2 % en moyenne | — |
Semi-professionnelles en Angleterre | — | 49,5 % (détresse), 44,7 % (dépression) |
Ces taux sont bien supérieurs à ceux de la population générale du même âge. Ils montrent que l’environnement du sport de haut niveau – et particulièrement du football – favorise des formes de mal-être longtemps invisibilisées.
Le football féminin, en particulier, combine plusieurs facteurs de vulnérabilité : moindre encadrement médical, exposition accrue sur les réseaux sociaux, et carrières plus instables.
Facteurs de risque spécifiques au football
Le football professionnel ne se contente pas d’être exigeant sur le plan physique. Il impose aussi une série de contraintes psychologiques, sociales et organisationnelles qui favorisent l’émergence de comportements à risque, notamment alimentaires.
La culture de la « mesure »
Pesées hebdomadaires, pinces à plis cutanés, objectifs de masse grasse : le corps du joueur est en permanence scruté et comparé. Cette surveillance permanente crée un climat d’auto-jugement, favorise la honte corporelle et altère la motivation à s’entraîner.
Molly Bartrip, Fran Kirby ou encore Joe Hart ont tous témoigné du rôle déclencheur de ces pratiques dans leur rapport troublé à l’alimentation.
Une charge de travail déséquilibrée
Entre clubs, sélections nationales, déplacements et compétitions, certaines joueuses enchaînent jusqu’à 60 matchs par an, souvent avec moins de 72 heures de récupération entre deux rencontres. À l’inverse, d’autres restent peu sollicitées, ce qui nourrit l’instabilité émotionnelle et la démotivation. Ce déséquilibre accroît le risque de fatigue chronique, de blessures graves et de détresse mentale.
Blessures et post-chirurgie
Une rupture du ligament croisé antérieur, par exemple, double le risque de détresse psychologique. La période de rééducation, souvent marquée par l’isolement et la perte de contrôle sur le corps, est un terrain fertile pour les comportements alimentaires restrictifs ou compensatoires.
Inégalités structurelles
Dans le football professionnel, les clubs masculins investissent de manière plus systématique dans le suivi médical et psychologique.
Les clubs féminins restent souvent en retrait :
- Moins de clubs féminins mobilisent un nutritionniste à temps plein.
- La présence de psychologues reste variable, avec de fortes disparités selon les clubs et les budgets.
Ces lacunes incitent certaines joueuses à recourir à des régimes non encadrés ou à s’orienter vers des compléments sans supervision, ce qui accroît les risques de comportements alimentaires pathogènes.
Conséquences sur la santé et la carrière
Les désordres alimentaires dans le football ne sont pas un simple « problème de régime ». Ils ont des effets directs et mesurables sur les performances, la longévité de carrière, et surtout, la santé globale des joueurs et joueuses.
Risques physiologiques
Les déséquilibres nutritionnels répétés entraînent des carences, une perte musculaire, des troubles hormonaux et une vulnérabilité accrue aux blessures. L’un des syndromes les plus courants est le RED-S (Relative Energy Deficiency in Sport), qui affecte :
- la fonction menstruelle (chez les femmes),
- la densité osseuse,
- le système immunitaire,
- la concentration et la prise de décision en match.
Un état de sous-énergie chronique, même modéré, peut suffire à déséquilibrer tout l’organisme.
Santé mentale et isolement
Les **troubles alimentaires **sont rarement isolés. Ils s’accompagnent souvent de :
- troubles anxieux,
- symptômes dépressifs,
- pensées obsessionnelles autour de la nourriture, du corps ou de la performance.
Plusieurs joueuses internationales (Tameka Yallop, Fran Kirby, Isobel Christiansen) ont confié s’être repliées sur elles-mêmes pendant des mois, à l’écart du groupe, en dissimulant leur mal-être.
Carrières écourtées
Les blessures répétées, la fatigue chronique et l’absence de suivi psychologique provoquent parfois des arrêts prématurés de carrière, voire des ruptures de contrat. À cela s’ajoutent des effets durables sur la fertilité, la santé osseuse ou le métabolisme, même après la retraite sportive.
Les bonnes pratiques qui fonctionnent
Certains clubs et fédérations ont engagé des initiatives simples mais structurantes. Leur objectif commun : réduire la pression, restaurer la confiance, et remettre l’alimentation au service de la performance, pas de l’apparence.
Une alimentation centrée sur l’effort, pas sur le poids
L’approche food first privilégie une nutrition adaptée aux besoins réels, sans interdits rigides.
Plusieurs clubs ont ainsi instauré :
- des buffets post-entraînement équilibrés,
- des ateliers pratiques pour les joueuses,
- un accompagnement personnalisé avec un nutritionniste.
Il ne s’agit pas de tout contrôler, mais de réhabiliter une relation saine à la nourriture, au plus près du terrain.
Le dépistage, levier de prévention par excellence
Dans certains effectifs professionnels, des bilans sont réalisés chaque trimestre. Ils peuvent inclure un entretien psychologique confidentiel, un questionnaire type EAT-26 ou un suivi du cycle menstruel. La confidentialité et la non-stigmatisation sont centrales : il s’agit d’accompagner, pas de surveiller.
Intégrer les outils de la psychologie du sport
Des préparateurs mentaux formés aux thérapies cognitivo-comportementales (TCC) travaillent sur :
- l’image corporelle,
- les pensées automatiques liées à l’échec ou au poids,
- la tolérance à l’incertitude et à la contre-performance.
Ces modules, légers mais ciblés, agissent en prévention et améliorent la stabilité mentale des joueuses.
Un cadre institutionnel plus protecteur
Dans certains championnats (Angleterre, États-Unis), des mesures sont imposées aux clubs : supervision des pesées par un professionnel de santé, possibilité de refus sans sanction, présence obligatoire d’un référent santé mentale.
Ce cadre crée des repères clairs pour les joueuses, mais aussi pour le staff.
Ce qui manque encore
Malgré les avancées récentes, le système reste largement insuffisant face à l’ampleur des troubles alimentaires dans le football, aussi bien chez les hommes que chez les femmes.
Un manque de recherche ciblée sur les jeunes
La majorité des études concernent les joueurs professionnels adultes. Or, les comportements à risque apparaissent souvent dès les catégories U17 ou U19, à un moment où l’identité corporelle est encore en construction. Peu de recherches croisent données physiologiques, alimentaires et psychologiques chez les jeunes en centre de formation, où la pression est pourtant très présente.
Des angles morts dans le football masculin
Chez les hommes, la souffrance est moins visible mais tout aussi réelle. L’image virile du joueur, encore dominante, freine la verbalisation du mal-être.
De nombreux footballeurs développent des comportements compensatoires (surentraînement, jeûne intermittent, régime hyperprotéiné) qui échappent au radar médical. Le lien entre troubles alimentaires et usage de produits dopants ou stimulants mériterait également d’être mieux exploré.
Un déficit de données en dehors de l’Europe de l’Ouest
La plupart des données disponibles proviennent de clubs européens bien dotés. Or, dans d’autres zones géographiques (Afrique, Asie, Amérique du Sud), les joueuses comme les joueurs évoluent souvent sans encadrement nutritionnel ou psychologique. Les comportements à risque y sont possiblement plus fréquents, mais invisibles faute de suivi.
Une absence de coordination systémique
Très peu de ligues ou de fédérations imposent une charte claire sur la prévention des TCA. Les pratiques varient d’un club à l’autre, parfois d’un coach à l’autre. Sans cadre partagé, les avancées restent isolées et fragiles.
5 recommandations concrètes
Pour prévenir les troubles alimentaires dans le football, il ne s’agit pas forcément de multiplier les spécialistes, mais d’agir avec les bons repères, au bon niveau.
Voici cinq leviers adaptés à la réalité des clubs, qu’ils soient professionnels ou amateurs.
1. Désigner un référent bien identifié dans chaque structure
Dans un club amateur, cela peut être un éducateur sensibilisé, un membre du staff formé aux bases de la nutrition et du repérage psychologique. Le rôle : faire le lien avec les familles et orienter vers un professionnel si besoin.
2. Encadrer les pratiques de pesée et de mesure corporelle
Même en amateur, certaines catégories imposent des suivis anthropométriques. Ces pratiques doivent être volontaires, non publiques, et jamais tournées en moquerie. En cas de doute, mieux vaut s’en passer.
3. Organiser une réunion annuelle d’information
À destination des parents, des joueurs et des joueuses : expliquer ce qu’est un désordre alimentaire, quels sont les signes, qui contacter. Un document simple, clair, diffusé en début de saison, peut suffire.
4. Être attentif après les blessures ou les baisses de performance
Les périodes de convalescence ou de mise à l’écart favorisent l’isolement et les comportements de compensation. Il est crucial de maintenir le lien avec le joueur, même s’il ne s’entraîne pas.
5. Adopter un langage valorisant l’effort et le plaisir
En amateur comme en pro, les mots des éducateurs ont un impact durable. Bannir les remarques sur le poids, éviter les comparaisons physiques, valoriser l’engagement et les progrès techniques plutôt que l’apparence.
Les troubles alimentaires et la détresse psychologique ne sont pas des accidents isolés dans le monde du football. Ils sont les symptômes d’un système qui, parfois, oublie que la performance repose d’abord sur l’équilibre.
Qu’il s’agisse d’un club professionnel avec staff médical complet ou d’une structure amateur animée par des bénévoles, chacun peut agir à son niveau. En instaurant un climat de confiance, en adoptant des mots justes, en restant attentif aux signaux faibles, on protège l’athlète sans nuire au joueur.
Il ne s’agit pas de diminuer les exigences du football, mais de repenser les conditions dans lesquelles on exige. Pour que les vestiaires ne soient plus des lieux de silence, mais des espaces d’écoute, de progression, et de respect du corps.