LFP vs beIN, Canal+ en embuscade : qui veut tuer Ligue 1+ ?

Le football professionnel français traverse une période de turbulences majeures, à la fois économiques, politiques et structurelles. Depuis la création de la chaîne Ligue 1+ à l’été 2025, censée incarner le renouveau du modèle audiovisuel hexagonal, les tensions ne cessent de s’exacerber au sein de la Ligue de Football Professionnel (LFP). Entre luttes de pouvoir, stratégies de sabotage et effondrement des revenus, le climat est devenu délétère.

Plus qu’une crise conjoncturelle liée aux droits TV, c’est toute une gouvernance qui semble vaciller. Les clubs, déjà fragilisés par des déficits chroniques, peinent à se projeter, tandis que les instances peinent à imposer une vision commune. Face à l’ampleur des pertes et au chaos organisationnel qui menace, une question s’impose : le football français est-il en train de s’autodétruire ?

Crise de gouvernance au sommet de la LFP

Une réunion explosive

Mi-octobre 2025, le conseil d’administration de la LFP a été le théâtre d’un affrontement inédit entre plusieurs figures majeures du football français. Nicolas de Tavernost, directeur général de LFP Media et artisan du lancement de la chaîne Ligue 1+, s’est retrouvé sous une pluie de critiques, principalement menées par Olivier Létang, président du LOSC et fraîchement élu à la tête du syndicat FOOT UNIS.

Ce dernier a exigé davantage de transparence sur la gestion du budget alloué à la chaîne, pointant notamment les 14 millions d’euros consacrés au marketing sur un total de 36,5 millions.
Avec le soutien de Nasser Al-Khelaïfi (PSG) et Loïc Féry (FC Lorient), Létang a posé une question centrale : les fonds non utilisés doivent-ils rester entre les mains de la LFP ou être redistribués aux clubs, désormais qualifiés de “centimiers” pour souligner leur extrême précarité financière ?

Une défiance grandissante

Face à ces attaques, De Tavernost a dénoncé une remise en cause injuste de son travail. « On m’a validé un budget, je ne sais pas faire avec moins », aurait-il répliqué, avant de laisser planer une menace de démission.
Une issue de crise a été esquissée par Waldemar Kita (FC Nantes), seul à prendre la parole pour saluer le lancement technique réussi de la chaîne et appeler à une période de stabilité.

Mais l’échange, virulent, révèle bien plus qu’une simple divergence comptable. Il met en lumière un climat de méfiance structurelle entre LFP Media et les clubs, sur fond de fractures politiques et de guerres d’influence. À peine lancée, Ligue 1+ semble déjà prisonnière des rivalités internes qui gangrènent le football français depuis plusieurs années.

Catastrophe économique : les chiffres d’un effondrement

L’après-Mediapro, l’après-DAZN : un vide abyssal

Depuis la faillite retentissante de Mediapro en 2020, le football français vit sous perfusion.
L’échec de DAZN, qui s’est retiré dès l’été 2025 après une seule saison de diffusion, a enfoncé un peu plus la Ligue 1 dans la crise. Pour la saison 2025-2026, les revenus garantis plafonnent autour de 350 à 355 millions d’euros, une somme historiquement basse pour un championnat de premier plan.

Ce montant regroupe :

  • 78,5 millions d’euros de beIN Sports pour un seul match par semaine ;
  • 85 millions d’euros d’indemnités payées par DAZN pour rupture de contrat ;
  • environ 130 millions issus des droits internationaux ;
  • et un sponsoring limité à 20 millions d’euros.

Des charges fixes insoutenables

Face à ces revenus en berne, les charges de fonctionnement explosent :

  • 66,5 millions d’euros pour produire Ligue 1+ ;
  • 40 millions d’euros pour faire tourner LFP Media ;
  • 18 millions de taxe Buffet et autres prélèvements étatiques ;
  • 55 millions d’euros minimum reversés à CVC Capital (15 % des revenus globaux) ;
  • et 49 millions d’euros affectés à la LFP et à la FFF.

Ces dépenses structurelles amputent drastiquement les ressources redistribuables aux clubs. Avant même de comptabiliser les revenus de Ligue 1+, seulement 100 à 105 millions d’euros sont réellement disponibles pour les 18 clubs de l’élite. Du jamais vu depuis la saison... 1998-1999.

Ligue 1+ : miracle ou mirage ?

Lancée à l’été 2025 pour reprendre la main sur la diffusion du championnat, Ligue 1+ a atteint rapidement le cap du million d’abonnés, un chiffre pourtant très encourageant sur le papier.
L’abonnement, facturé 14,99€/mois avec engagement, devait générer un chiffre d’affaires de 158 millions d’euros, ramené à 142 millions nets après commissions.

Mais la réalité économique s’avère bien moins flatteuse puisqu'une fois les taxes, frais de distribution et la commission de 15 % prélevée par CVC déduits, il reste environ 130 millions d’euros nets. En retranchant les 66,5 millions d’euros de coûts de production, le revenu redistribuable aux clubs chute à 120-130 millions d’euros maximum.

Au total, en additionnant les revenus garantis (100-105 millions) et ceux de Ligue 1+, les clubs ne peuvent espérer recevoir que 230 à 235 millions d’euros sur la saison 2025-2026. Un chiffre qui marque une rupture historique avec les années précédentes, où la barre des 500 à 600 millions d’euros était encore franchie régulièrement avant 2020.

L’équation est simple et implacable : la chaîne ne compense pas la défection des diffuseurs traditionnels, malgré une base d’abonnés prometteuse. Et les projections à moyen terme ne laissent entrevoir aucune inversion de tendance.

Déficits, faillites et DNCG : la bombe à retardement

2,5 milliards d’euros de pertes en deux saisons

Derrière les enjeux audiovisuels, c’est une réalité comptable inquiétante que la DNCG a dévoilée. Pour la seule saison 2024-2025, les pertes d’exploitation cumulées atteignent 1,3 milliard d’euros, dont 1,1 milliard pour la Ligue 1. Après intégration des transferts, le déficit net avoisine encore 400 millions d’euros.

Et la saison 2025-2026 ne montre aucun signe d’amélioration : les budgets prévisionnels des clubs indiquent à nouveau une perte opérationnelle de 1,3 milliard d’euros. Au total, le football professionnel français pourrait donc cumuler plus de 2,5 milliards d’euros de déficit structurel sur deux exercices consécutifs – un niveau inédit depuis la création de la DNCG en 1984.

Une régression historique

Ce marasme économique contraste violemment avec les ambitions affichées ces dernières années. Le montant total redistribué aux clubs pour la saison 2024-2025 s’élevait encore à 280 millions d’euros, déjà considéré comme faible.
Mais l’estimation pour 2025-2026 (230-235 millions d’euros) place la Ligue 1 au niveau des revenus de la fin des années 1990.

Et pourtant, les coûts de fonctionnement, les charges sociales et les salaires ont explosé depuis cette époque.
Autrement dit, le modèle économique actuel n’est pas seulement en difficulté : il est structurellement déséquilibré. Sans recettes massives issues de la billetterie ou des transferts, de nombreux clubs pourraient se retrouver au bord de la cessation de paiement dès l’exercice 2026-2027.

Luttes d’influence et sabotages

Nasser Al-Khelaïfi, juge et partie dans le dossier des droits TV

Au cœur de la tempête, Nasser Al-Khelaïfi incarne les contradictions du système. À la fois président du PSG et patron de beIN Media Group, il est accusé d’œuvrer en coulisses pour fragiliser Ligue 1+, perçue comme concurrente de son propre groupe audiovisuel. Selon plusieurs sources, dont le journaliste Daniel Riolo, l’objectif serait clair : récupérer les droits dans des conditions plus favorables.

Les actes renforcent cette hypothèse : beIN Sports n’a versé que 14 millions sur les 18 millions dus pour les échéances d’août et octobre 2025, tout en réclamant 29 millions d’euros d’indemnités. Une procédure judiciaire est prévue le 8 décembre 2025 devant le tribunal des affaires économiques de Paris.

Canal+ en embuscade

Autre acteur majeur : Canal+, ancien diffuseur historique de la Ligue 1, qui s’est retiré en 2025 mais continue de peser dans les négociations. En investissant massivement dans les Coupes d’Europe (480 millions d’euros/an), la chaîne cryptée parie sur un produit plus stable et plus prestigieux. Mais l’appel d’offres UEFA pour la période 2027-2030, qui pourrait attirer des géants du streaming comme Amazon ou Apple, fragilise cette stratégie.

En cas d’échec, Canal+ pourrait être tenté de revenir sur la Ligue 1... à un prix cassé. Une hypothèse qui expliquerait son absence stratégique actuelle, laissant la LFP s’enliser pour mieux négocier ensuite.

Vincent Labrune, affaibli et isolé

Le président de la LFP, Vincent Labrune, se retrouve dans une position de plus en plus instable. Son salaire a été divisé par trois en septembre 2025, et il a évoqué la possibilité de ne pas aller au bout de son mandat (initialement prévu jusqu’en 2028). Paradoxalement, malgré avoir validé le projet Ligue 1+, il s’aligne désormais avec ses détracteurs, créant un climat de défiance généralisé.

La guerre froide LFP / FFF

Au-delà des tensions internes à la Ligue, une autre fracture majeure agite le football français : celle entre la Ligue de Football Professionnel (LFP) et la Fédération Française de Football (FFF). Dernier épisode en date : la diffusion des matchs de l’équipe de France Espoirs, attribuée pour un montant modeste à un créateur de contenu, Zack Nani, alors que Ligue 1+ souhaitait acquérir ces droits.

Cette décision a suscité la colère de Nicolas de Tavernost, qui a interpellé Philippe Diallo, président de la FFF, lors du conseil d’administration d’octobre. Il réclamait a minima une co-diffusion pour valoriser un contenu jugé attractif pour la chaîne. Vincent Labrune et plusieurs présidents de clubs ont également exprimé leur désaccord, dénonçant un manque de cohérence dans la gestion des droits.

Pour certains observateurs, cette décision s’explique par des considérations politiques. La FFF, en négociation avec beIN Sports pour les droits de la Coupe de France, aurait évité de froisser Nasser Al-Khelaïfi, d’où l’exclusion de Ligue 1+ dans ce dossier. Une illustration supplémentaire des tensions entre les deux institutions... et d’un paysage médiatique dicté par les intérêts croisés plutôt que par une stratégie d’ensemble.

Perspectives 2026-2027 : le chaos annoncé

L’horizon 2026-2027 s’annonce encore plus sombre pour les clubs de Ligue 1. Les quelques amortisseurs financiers dont bénéficiait la saison actuelle ne seront plus disponibles, accentuant le déséquilibre structurel du modèle économique.

Des revenus exceptionnels non reconductibles

En premier lieu, les 85 millions d’euros d’indemnités versées par DAZN ne seront plus versés. Cette manne temporaire avait permis de limiter la casse en 2025-2026, mais son absence plongera un peu plus les clubs dans le rouge.

Par ailleurs, beIN Sports pourrait ne pas renouveler son contrat. La chaîne a d’ores et déjà manifesté sa réticence à poursuivre sa collaboration, notamment en raison des restrictions de programmation imposées par la LFP. Une non-prolongation signifierait la perte de près de 80 millions d’euros annuels supplémentaires.

Ligue 1+ déjà à bout de souffle ?

Même dans l’hypothèse optimiste où Ligue 1+ atteindrait 2 millions d’abonnés, les projections restent inquiétantes. Les revenus nets, après déduction des coûts de production (66,5 M€), des commissions et prélèvements (notamment ceux de CVC Capital, à hauteur de 15 %), ne dépasseraient pas 260 millions d’euros.

Or, ces montants seraient à partager entre 18 clubs professionnels, et ce sans la garantie d’une hausse des autres postes de revenus (billetterie, sponsoring, transferts). Soit moins de 200 millions d’euros redistribués au total et un tiers seulement des niveaux observés il y a quelques années.

Sans un revirement stratégique majeur – retour d’un grand diffuseur, explosion des abonnements ou arrivée d’un nouvel acteur technologique – la survie même du modèle professionnel est en jeu.

Une crise largement auto-infligée

À l’issue de ce panorama, un constat s’impose : la crise que traverse le football français est en grande partie le fruit de ses propres choix. Plusieurs paradoxes illustrent cette dérive systémique.

Des décisions collectives… ensuite reniées

La création de Ligue 1+ a été validée à l’unanimité par les clubs, en connaissance de cause. Il avait été clairement annoncé que les deux premières saisons seraient difficiles, avant une montée en puissance progressive du modèle.
Pourtant, quelques mois plus tard, plusieurs présidents se positionnent déjà en opposition frontale, comme si les prévisions avaient été cachées. Ce revirement alimente la crise de confiance.

Sabotages internes et jeux de pouvoir

Alors que Ligue 1+ dépasse ses objectifs d’abonnés et montre des signaux positifs, certains acteurs du système semblent préférer son échec. Que ce soit pour servir des intérêts économiques (beIN, Canal+) ou politiques (au sein même de la LFP), cette logique court-termiste fragilise l’ensemble de l’écosystème. Le football français donne ainsi l’image d’un championnat qui s’auto-saborde au lieu de se solidariser.

L’absence d’alternative crédible

Face à la fragilité du projet actuel, aucune solution concrète ne semble prête à prendre le relais. Les diffuseurs historiques ne veulent plus surpayer un produit en perte d’attractivité. Les grandes plateformes internationales ne jugent pas la Ligue 1 stratégique. Et les clubs, eux-mêmes divisés, peinent à imposer une voix commune.

Des coûts fixes trop lourds

Le coût de production de Ligue 1+ (66,5 millions d’euros) dépasse largement ce que payait DAZN l’année précédente pour des prestations équivalentes. Dans un contexte de contraction des revenus, cette inflation budgétaire devient problématique, d’autant qu’elle grève les marges potentielles redistribuables.

CVC Capital, un partenaire devenu fardeau ?

Enfin, l’accord avec CVC Capital Partners, initialement salué comme une bouffée d’oxygène (1,5 milliard d’euros injectés entre 2022 et 2024), montre aujourd’hui ses limites. CVC prélève chaque année 13 à 15 % des revenus globaux de la Ligue, et ce sur le long terme. Une contrainte structurelle qui pèse lourdement sur l’équilibre financier des clubs, sans levier de sortie à court terme.

La situation actuelle dépasse la simple crise de revenus. Le football professionnel français est confronté à une impasse stratégique, où se croisent dettes massives, conflits d’intérêts, gouvernance éclatée et absence de vision collective. Ce qui devait être un projet de reconquête – la création de Ligue 1+ – se transforme en révélateur d’un système à bout de souffle.
Plus de 2,5 milliards d’euros de pertes sur deux saisons, un niveau de redistribution équivalent à celui de la fin des années 1990, et des clubs livrés à eux-mêmes dans un écosystème instable : tout indique que la viabilité actuelle du modèle est compromise.
Le plus inquiétant réside peut-être dans l’absence de volonté commune pour redresser la barre. Les stratégies individuelles prennent le pas sur l’intérêt général, et chaque acteur semble plus préoccupé par sa propre position que par le salut collectif du championnat.
Comme le résumait Romain Molina : « 2 + 2 ne fera jamais 9 ». Les réalités économiques ne se tordent pas à coups de communiqués de presse. Sans un sursaut urgent – financier, politique et culturel – le football français risque une chute durable dans la hiérarchie européenne. Et cette fois, personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.