Les jeunes peuvent-ils encore suivre 90 minutes de football ?
Depuis quelques années, une affirmation circule avec insistance : les jeunes ne seraient plus capables de rester concentrés pendant 90 minutes. Dans les médias, chez certains éducateurs, ou même au sein d’instances sportives, on entend que la « génération Z » serait trop distraite pour suivre un match entier... voire pour le jouer. Ce diagnostic alarmiste alimente l’idée qu’il faudrait adapter les formats du football – en réduisant la durée des matchs ou en modifiant leur structure – pour maintenir l’intérêt des plus jeunes.
Mais sur quoi repose réellement cette affirmation ? Sur des preuves scientifiques solides, ou sur des clichés infondés relayés à force de répétitions ?
Derrière le mythe des « 8 secondes d’attention » se cache une réalité bien plus nuancée. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas incapables de concentration : ils évoluent dans un environnement numérique riche, fragmenté, mais aussi hautement stimulant, où leur engagement cognitif prend des formes nouvelles.
À l’heure où la formation des jeunes footballeurs et l’attractivité du sport passent par une meilleure compréhension de leurs usages, il est urgent de faire le point. Les jeunes sont-ils vraiment incapables de suivre ou de jouer 90 minutes ? Ou faut-il simplement changer notre regard sur leurs capacités attentionnelles ?
Non, les jeunes n’ont pas 8 secondes d’attention (et ce n’est pas nouveau)
Une rumeur virale, mais sans fondement
L’origine du mythe des « 8 secondes d’attention » est aussi floue que sa validité est contestable. Selon cette idée devenue virale, la durée moyenne d’attention des jeunes – voire des humains en général – serait désormais inférieure à celle d’un poisson rouge. Cette statistique est souvent attribuée à un rapport de Microsoft Canada de 2015, mais une enquête de la BBC a révélé qu’aucun chiffre de ce type n’apparaît dans ce document.
En réalité, cette rumeur semble être née d’un amalgame entre des observations générales sur la consommation numérique et une volonté de frapper les esprits. C'est donc une donnée fausse, mais reprise à l’infini dans les médias, les conférences et même certaines communications officielles.
Des experts en psychologie cognitive comme Edward Vogel, chercheur à l’Université de Chicago, dénoncent depuis longtemps cette caricature.
“J’ai mesuré des étudiants universitaires depuis plus de 20 ans, et leurs capacités attentionnelles n’ont pas changé”, explique-t-il.
Les recherches récentes confirment d’ailleurs que la durée d’attention soutenue chez les adultes n’a pas significativement évolué depuis la fin du XIXe siècle.
Ce que disent vraiment les neurosciences
Les capacités attentionnelles ne sont pas en déclin, mais modulées par le contexte, la motivation et l’environnement.
Ce que l’on observe chez les jeunes aujourd’hui, ce n’est pas une incapacité à se concentrer, mais plutôt une hyperstimulation qui modifie leurs façons d’entrer dans l’attention.
Le cerveau humain reste capable d’attention prolongée, à condition que le contenu soit pertinent, engageant et interactif. Dans un monde numérique saturé de stimuli, la capacité à passer rapidement d’une tâche à une autre n’est pas un déficit, mais une adaptation cognitive.
Les jeunes ne sont donc pas des poissons rouges. Ils sont simplement nés dans un océan numérique, et savent nager vite – sans pour autant oublier comment plonger en profondeur.
Les jeunes savent se concentrer (quand le contexte est bon)
Sport, lecture, discipline : les clés de l’attention soutenue
Contrairement à la croyance selon laquelle les jeunes papillonnent d’un contenu à l’autre sans concentration réelle, les données scientifiques révèlent des capacités d’attention soutenue solides, notamment chez ceux qui pratiquent une activité physique régulière.
Une étude allemande publiée en 2024, portant sur 1215 enfants âgés de 6 à 12 ans, a montré que les enfants qui lisent au moins une heure par jour et qui pratiquent un sport de loisir présentent de meilleures performances attentionnelles.
Même après prise en compte du statut socio-économique, ces effets restaient statistiquement significatifs :
- les enfants qui lisent au moins une heure par jour ont de bien meilleurs résultats dans les tests d’attention ;
- ceux qui pratiquent un sport de loisir régulièrement sont également plus concentrés ;
- le fait de ne pas avoir d’écrans dans la chambre améliore fortement la capacité à se concentrer ;
- enfin, quand les parents limitent l’accès à Internet, les enfants sont plus attentifs à l’école.
Autrement dit, l’attention des jeunes n’est pas figée, elle dépend fortement de leur mode de vie, de leur environnement familial, et de leurs activités quotidiennes.
Ce type de données confirme que l’attention n’est pas une capacité figée ou “générationnelle”, mais une compétence modulable selon les habitudes de vie. Lecture, sport et environnement structuré sont des leviers puissants pour renforcer la concentration.
Le foot comme moteur cognitif
Au-delà de ses bienfaits physiques, le football stimule aussi le cerveau. En jouant régulièrement, les jeunes développent des capacités mentales essentielles pour l’école... et pour la vie.
Une grande étude internationale, publiée en 2024, a analysé les effets du football chez près de 1700 enfants et adolescents. Ainsi, ceux qui s’entraînent au foot de manière encadrée présentent une amélioration de plusieurs fonctions cognitives importantes :
- Ils sont plus attentifs et capables de rester concentrés plus longtemps.
- Ils réagissent mieux aux imprévus, grâce à un meilleur contrôle de leurs gestes et de leurs décisions.
- Leur mémoire de travail – celle qui permet de retenir et utiliser des informations à court terme – est aussi plus développée.
De plus, une étude basée sur l’eye-tracking réalisée en 2023 sur de jeunes footballeurs (âge moyen : 19 ans) a mis en lumière des stratégies attentionnelles contextuelles, spécifiques à chaque poste :
- Milieux de terrain : fixations moyennes de 270 ms
- Ailiers droits : 570 ms
- Arrières gauches : 380 ms
Ces résultats montrent que l’environnement footballistique exige et développe une attention ciblée et flexible, très éloignée de l’image de jeunes joueurs incapables de rester concentrés.
Binge-watching, réseaux sociaux... et une concentration bien présente
Regarder 6 épisodes d’affilée n'est pas un problème d’attention
Si les jeunes avaient réellement une capacité d’attention limitée à quelques secondes, ils ne passeraient pas des heures devant des séries. Et pourtant, 61% des utilisateurs de Netflix déclarent enchaîner entre deux et six épisodes d’un coup.
Ce phénomène, appelé binge-watching, est la preuve qu’ils peuvent maintenir leur concentration... à condition que le contenu les intéresse.
Une étude expérimentale a comparé deux groupes : l’un regardait les épisodes d’une série à la suite, l’autre les espaçait sur plusieurs semaines. Et il s'avère que les spectateurs qui ont tout regardé d’un seul coup retenaient mieux l’histoire, avec 73% de bonnes réponses aux questions, contre 64% pour ceux qui avaient étalé le visionnage.
Cela montre une chose essentielle : la concentration des jeunes dépend du contexte et de leur motivation, pas d’une limite biologique arbitraire. Quand le contenu est perçu comme captivant, leur attention suit.
Multitâche, mais pas distraits
Il est vrai que la génération Z jongle avec plusieurs écrans.
Ils regardent un match, tout en envoyant des messages, en scrollant sur les réseaux ou en jouant sur leur téléphone. Ce comportement est souvent vu comme un signe de distraction... à tort.
Les données montrent que ce multitâche peut aussi refléter une forme d’attention active. Par exemple :
- 21% de plus que la moyenne des jeunes jouent sur mobile en regardant un événement sportif.
- 20% de plus interagissent sur les réseaux sociaux pendant qu’ils regardent un match.
Ces pratiques témoignent d’une capacité à gérer plusieurs flux d’informations simultanément, ce qui demande de l’agilité mentale, de l’attention sélective, et une capacité de traitement rapide. Ce n’est pas un déficit, mais une compétence d’adaptation au monde numérique.
Foot et Gen Z : pas désintéressés, juste plus exigeants
Ils aiment le foot, mais veulent le vivre autrement
Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les jeunes se désintéresseraient du football, les données montrent qu’ils continuent à suivre ce sport, mais avec des habitudes qui évoluent.
Selon une étude menée par IMG en 2023 :
- 72% des jeunes de la génération Z regardent du football au moins une fois par semaine.
- 26% déclarent vouloir en consommer encore davantage dans les prochaines années.
Mais ce qui change, c’est la manière de consommer. Une enquête de Deloitte révèle que :
- 90% des jeunes fans utilisent les réseaux sociaux pour accéder à du contenu sportif.
- 58% des 15-24 ans préfèrent les contenus en direct, mais veulent les vivre à leur manière.
- 61% regardent les matchs chez eux, avec des amis ou en famille, ce qui souligne une consommation sociale et collective du football.
Loin d’un désintérêt, c’est plutôt une demande de formats plus dynamiques, interactifs et adaptés à leur quotidien connecté. Ils veulent vibrer, commenter, partager... pas juste « consommer passivement » un match.
Mobile, commentaires en direct, interactions : l’expérience avant tout
Le téléphone est devenu le premier écran pour une grande partie des jeunes. Une étude de Vizrt montre que :
- 38% de la génération Z consomment l’intégralité de leur contenu sportif sur smartphone.
- 71% regardent du sport via les réseaux sociaux.
- 48% citent l’accessibilité comme la principale raison de cette préférence mobile.
Les jeunes veulent réagir en temps réel, suivre les coulisses, interagir avec d’autres fans et vivre une expérience plus riche que le simple visionnage.
C’est là tout l’enjeu pour les clubs, les diffuseurs et les éducateurs : adapter les formats de diffusion et les contenus sans sacrifier l’essence même du jeu.
Faut-il raccourcir les matchs ?
Des doutes dans l’industrie, mais pas chez les jeunes
Face aux nouvelles habitudes des jeunes, certains acteurs du football envisagent des changements radicaux : matchs plus courts, pauses plus fréquentes, contenus « snackables ». Des propositions qui reposent souvent sur une peur : celle de perdre une génération entière de spectateurs.
Un rapport de PwC sur l’avenir du sport souligne que la jeune génération consomme moins de télévision traditionnelle et privilégie des formats mobiles, interactifs et sociaux. Certains y voient une menace pour le modèle classique du match de 90 minutes.
De son côté, l’Association européenne des clubs (ECA) a publié une étude révélant que :
- 54% des 13-15 ans se disent fans ou très fans de football.
- Mais ce chiffre tombe à 28% chez les 16-24 ans.
Faut-il y voir un désintérêt lié à l’attention ? Pas nécessairement. Selon William Gasparini, sociologue du sport à l’université de Strasbourg :
"Ceux qui sont moins fans entre 16 et 24 ans, ce sont peut-être les enfants des classes moyennes. Plus on avance en âge, plus ce sont les classes populaires qui suivent le football"
Autrement dit, il ne s’agit pas d’un problème d’attention, mais d’enjeux culturels, économiques et d’identification sociale.
Le coupable n’est pas le format, mais l’attractivité
Certains experts rappellent que les jeunes savent se concentrer longtemps... si le contenu en vaut la peine.
Youssef El Masoudi, spécialiste des usages numériques des jeunes, l’explique ainsi :
« Ils pratiquent la multi-activité. Ils vont regarder le match, le commenter sur les réseaux sociaux, discuter avec leurs amis... Tout dépend de ce qu’on leur propose. Quand c’est intéressant, ils accrochent. »
C’est donc moins une question de durée que de qualité de l’expérience. Réduire arbitrairement la longueur des matchs ne résoudra pas le problème si le fond ne suit pas. Ce qu’il faut, c’est rendre chaque minute captivante, et non supprimer celles jugées "trop longues".
Quelles pistes pour réenchanter les 90 minutes ?
Créer une expérience qui capte... du vestiaire aux réseaux
Plutôt que de raccourcir les matchs ou simplifier le jeu, l’enjeu est de réinventer l’expérience autour du football, que ce soit pour les spectateurs ou pour les joueurs en formation.
Du côté des éducateurs, il est essentiel d’intégrer des approches pédagogiques adaptées à la réalité numérique des jeunes :
- Mettre en place des séquences d’entraînement variées, rythmées, qui sollicitent à la fois le corps et l’esprit.
- Utiliser des outils numériques (vidéos, stats, feedbacks visuels) pour susciter l’engagement cognitif.
- Créer des moments d’interaction sociale autour des matchs : débriefings collectifs, visionnages en équipe, analyses participatives.
Côté diffusion, les clubs amateurs et professionnels ont une carte à jouer :
- Proposer des formats hybrides, mêlant match en direct et séquences enrichies sur les réseaux.
- Inclure les jeunes dans la narration du sport : micro-trottoirs, stories en coulisses, commentaires “second écran” faits par des jeunes eux-mêmes.
Séduire les jeunes sans leur parler comme à des enfants
Il ne s’agit pas de “baisser le niveau” pour séduire les jeunes, mais de mieux adapter la manière dont le football est présenté, vécu et transmis.
L’objectif n’est pas de transformer les matchs en clips TikTok, mais de revaloriser leur intensité narrative, leur richesse tactique, et leur portée émotionnelle.
Cela suppose une double évolution :
- Côté clubs : mieux former les jeunes à l’analyse du jeu, les aider à comprendre ce qu’ils voient pour qu’ils y trouvent plus d’intérêt.
- Côté médias : offrir des expériences multi-plateformes, où chaque jeune puisse interagir, commenter, apprendre – sans forcément décrocher.
En résumé : adapter les formats d’engagement, pas le format du jeu. Les jeunes sont prêts à suivre, à condition qu’on leur parle dans leur langage.
L’idée que les jeunes ne seraient plus capables de rester concentrés pendant 90 minutes appartient davantage au champ du fantasme qu’à celui des faits. Les recherches scientifiques, les données comportementales et les retours du terrain convergent toutes vers une même réalité : les jeunes possèdent toujours une attention soutenue, mais elle s’exprime différemment.
Ils savent se concentrer, à condition que le contenu soit engageant. Ils regardent des séries pendant des heures, interagissent en direct pendant les matchs, s’investissent dans le jeu... quand celui-ci les implique vraiment.
La génération Z ne fuit pas le football. Elle l’exige autrement. Elle veut comprendre, participer, partager, et non simplement subir. Les formats doivent évoluer, non pas pour pallier un déficit d’attention inexistant, mais pour répondre à une attente d’interactivité, de rythme, et de sens.
Réduire les matchs à 60 minutes ne résoudra rien. Ce qu’il faut, c’est donc réenchanter les 90 minutes.