L’implosion (trop) silencieuse de l’ACA

Le 18 août 2025 restera une date noire dans l’histoire du football corse. Ce jour-là, l’AC Ajaccio, institution plus que centenaire, a officiellement déposé le bilan devant le tribunal de commerce. Avec lui s’effondre non seulement 27 années de présence continue dans le monde professionnel, mais aussi un symbole identitaire profondément ancré dans la société insulaire. La disparition du club à ce niveau se traduit par des chiffres glaçants : 180 emplois supprimés, un centre de formation d’excellence fermé, et des dizaines de jeunes joueurs privés de perspectives.
Mais au-delà du drame local, ce naufrage révèle des maux plus larges : une gestion interne opaque, des salaires et indemnités déconnectés de la réalité économique, et surtout l’inaction des instances censées protéger l’équité et la viabilité du football professionnel. L’histoire de l’AC Ajaccio n’est pas seulement celle d’un club en faillite ; elle est le symptôme d’un modèle à bout de souffle, où le court-termisme et l’absence de contrôle ouvrent la voie aux dérives.
À travers cette débâcle, c’est tout le football français qui se retrouve interrogé. Comment un club affichant un bénéfice comptable a-t-il pu sombrer dans un gouffre financier de plus de 15 millions d’euros ? Pourquoi la DNCG a-t-elle fermé les yeux quand d’autres clubs étaient sanctionnés sans ménagement ? Et surtout, que restera-t-il de ce patrimoine sportif et social que représentait l’ACA pour la Corse ?

La chute brutale d’un club emblématique

Un dépôt de bilan qui marque la fin d’une ère

Le 18 août 2025, l’AC Ajaccio a officiellement acté son dépôt de bilan. Cette décision, validée par le tribunal de commerce d’Ajaccio, marque la fin d’un cycle historique pour le club corse, présent dans le football professionnel depuis près de trois décennies. L’ACA était bien entendu une équipe évoluant entre Ligue 1 et Ligue 2 mais au delà, il représentait un symbole identitaire et culturel pour toute une région.

Les conséquences sont immédiates et dramatiques : 180 emplois supprimés, allant des employés administratifs aux membres du staff technique en passant par le personnel d’entretien. Le centre de formation, reconnu en mai 2024 comme le meilleur de Ligue 2, a dû fermer ses portes, et laisse des dizaines de jeunes joueurs sans structure pour poursuivre leur progression. Ce vide prive la jeunesse corse d’un outil de développement et affaiblit le rayonnement de l’île dans le paysage footballistique national.

Une dette hors de contrôle

Officiellement, la dette de l’AC Ajaccio s’élevait à 13 millions d’euros. Mais les révélations du journaliste Romain Molina brossent un tableau encore plus inquiétant : selon ses sources, l’endettement réel se situerait entre 15 et 17 millions d’euros, au point qu’il est aujourd’hui impossible d’établir un état financier précis.

Plus qu’un accident, il s’agit d’un effondrement institutionnel qui révèle des pratiques financières pour le moins troubles et une absence totale de gouvernance efficace.

Les causes d’un naufrage annoncé

Une gestion financière opaque

Derrière la façade d’un club encore compétitif sportivement, les finances de l’AC Ajaccio étaient minées par des pratiques opaques. En 2023, l’ACA affichait un bénéfice supérieur à 300 000 euros, pourtant il ne réglait pas ses cotisations sociales.
Rien qu’en 2024, plus de 1,4 million d’euros dus à l’URSSAF restaient impayés, sans qu’aucune sanction immédiate ne soit infligée.

À cela s’ajoute la mauvaise gestion des 16,5 millions d’euros versés par CVC lors du passage du club en Ligue 1. Selon les documents révélés par Romain Molina, 6,8 millions ont effectivement été investis en 2023 dans les infrastructures. Mais en 2024, à peine un million supplémentaire a été utilisé, laissant près de 7 millions d’euros sans justification claire. Une situation qui interroge, tant sur l’efficacité des dirigeants que sur le contrôle exercé par les instances.

Salaires, primes et indemnités extravagantes

Les dérives financières ne s’arrêtent pas aux infrastructures. Le cas de Johan Cavalli, directeur sportif et figure emblématique du club, est révélateur. Son salaire en Ligue 2 atteignait 16 000 euros brut par mois, auxquels s’ajoutaient de généreuses primes.

Plus troublant encore, son contrat prévoyait des commissions sur les transferts (8% jusqu’à 500 000 euros, puis 6% au-delà). Sur un transfert d’un million, Cavalli pouvait toucher 60 000 euros. En cas de licenciement lié à un rachat du club, il avait droit à une indemnité de 384 000 euros. Des “parachutes dorés” similaires existaient pour d’autres dirigeants : 300 000 euros pour Franck Leloup, directeur administratif, et 80 000 euros pour le directeur financier Alexandre Demuth.

Ces chiffres témoignent d’une dérive profonde : alors que le club accumulait les arriérés et vivait sous perfusion financière, certains cadres se garantissaient des avantages dignes de grandes institutions.

Le laxisme coupable des instances

Cette gestion n’aurait pas pu prospérer sans une certaine indulgence des instances de contrôle. Le rôle de la DNCG (Direction nationale du contrôle de gestion) est aujourd’hui vivement remis en cause. Comment expliquer que l’ACA ait pu afficher un bénéfice tout en laissant s’accumuler des millions d’euros de dettes sociales ?

Le contraste est flagrant avec d’autres clubs sanctionnés pour des dettes moindres. Lyon a été relégué administrativement en Ligue 2, Nîmes exclu des championnats nationaux, Angers et Bastia placés sous encadrement financier strict. L’ACA, lui, a semblé bénéficier d’un régime d’exception, révélant un football français à deux vitesses, où la sévérité des sanctions varie en fonction des clubs et des contextes.

Une onde de choc pour la Corse

Une catastrophe économique et sociale

L’effondrement de l’AC Ajaccio dépasse largement le cadre sportif. Le club représentait aussi un acteur économique majeur de l’île.
Chaque année, son activité générait environ 8,7 millions d’euros de retombées économiques en 2018 pour les entreprises locales.

La suppression des 180 emplois liés au club frappe de plein fouet des familles entières. Administratifs, préparateurs physiques, intendants, personnels de sécurité ou encore éducateurs : tous sont désormais sans activité.
Mais l’impact est encore plus douloureux pour la jeunesse insulaire. Le centre de formation, sacré meilleur de Ligue 2 en 2024, a dû fermer. Ce sont des dizaines de jeunes talents corses, parfois repérés dès l’enfance, qui se retrouvent sans structure d’accueil. Pour une région où le sport est un ascenseur social majeur, cette disparition est vécue comme une trahison institutionnelle.

Subventions publiques et financements douteux

Au cœur de cette débâcle se pose également la question des fonds publics investis dans le club. La municipalité d’Ajaccio contribuait à hauteur de 90 000 euros, tandis que la Collectivité de Corse apportait 400 000 euros annuels. Ces montants apparaissent dérisoires comparés aux aides reçues par d’autres clubs de Ligue 2, comme Dunkerque ou Martigues, bénéficiant d’environ 1,2 million d’euros chacun.

Au-delà des subventions directes, l’ACA a aussi profité de marchés publics de communication octroyés par la Collectivité de Corse : l’un de 160 000 euros, l’autre de 270 000 euros. Dans un contexte où le club accumulait des dettes abyssales, ces contrats soulèvent des interrogations légitimes sur la pertinence et le contrôle de l’utilisation de l’argent public.

Cette situation laisse un goût amer : alors que les familles corses voient leurs enfants privés d’avenir sportif, certains dirigeants ont continué de bénéficier de flux financiers sans transparence. L’ACA, censé être un outil de rayonnement et de cohésion, est devenu le symbole d’un gâchis collectif.

Le reflet d’une crise nationale

Un modèle économique à bout de souffle

L’effondrement de l’AC Ajaccio n’est pas une anomalie isolée mais le symptôme d’un système qui craque de toutes parts.
En 2025, près des deux tiers des clubs passés devant la DNCG ont fait l’objet de sanctions. Le cas lyonnais – relégué administrativement en Ligue 2 – illustre à quel point même les institutions les plus solides peuvent s’effondrer sous la pression financière. D’autres comme Nîmes (exclu des compétitions nationales), Angers ou Bastia (sous encadrement financier strict) confirment cette tendance inquiétante.

En parallèle, les chiffres globaux du secteur montrent l’ampleur de l’enjeu : le football professionnel en France représente près de 40 000 emplois et génère chaque année 1,21 milliard d’euros d’impôts et de cotisations sociales.
Sa fragilisation n’est donc pas seulement une question de sport, mais un problème d’équilibre économique et social qui menace l’ensemble du territoire national, particulièrement les zones périphériques comme la Corse.

L'urgence d’une réforme structurelle

Plusieurs observateurs soulignent que les dérives d’Ajaccio ne sont qu’un révélateur d’un football français malade.
Dans son ouvrage L’Industrie du Football 3, le journaliste Romain Molina met en lumière des pratiques généralisées de blanchiment, détournements et règlements de comptes qui dépassent de loin le cadre insulaire. Le système, gangrené par le court-termisme et l’opacité, semble incapable de s’autoréguler.

La ministre des Sports elle-même a rappelé en 2025 la nécessité de sortir de la double dépendance aux droits télévisés et aux transferts, mais les réformes peinent à voir le jour.
Les résistances corporatistes, la peur de déstabiliser un écosystème fragile et l’instabilité politique freinent toute évolution. Pendant ce temps, des clubs historiques disparaissent, laissant derrière eux des friches sportives et des drames humains.

Quelle reconstruction possible ?

La mobilisation des supporters

Face à l’effondrement institutionnel et financier, les supporters ajacciens ont refusé la résignation. Le collectif “Biancu è Rossu” a rapidement lancé une campagne de financement participatif. En moins de 24 heures, plus de 10 000 euros ont été réunis, avec pour objectif ambitieux de récolter 600 000 euros afin de présenter un budget viable en National 3.

Au-delà de la somme, dérisoire comparée à la dette abyssale du club, cette mobilisation symbolise un attachement indéfectible. Les supporters réclament une gouvernance transparente et exigent pour la première fois une place officielle dans les instances décisionnaires. Leur message est clair : plus jamais un club ne doit sombrer dans une telle opacité sans que la base populaire n’ait son mot à dire.

Un avenir suspendu aux instances

L’avenir immédiat de l’ACA reste en suspens. L’association qui porte le club a déposé un recours auprès de la DNCG fédérale, espérant éviter une relégation au niveau régional (Régional 1) et obtenir le droit de repartir en National 3. Ce sursis, qui doit être confirmé avant le 21 août 2025, constitue la dernière chance de maintenir le club dans une dynamique nationale.

En parallèle, un changement de gouvernance s’annonce. Le bureau actuel de l’association a déjà annoncé sa démission. Une nouvelle équipe, composée d’actionnaires locaux, de partenaires historiques et pour la première fois de représentants des supporters-socios, devrait prendre les commandes. Ce modèle hybride pourrait inaugurer une ère de gestion plus participative, où le contrôle populaire servirait de garde-fou contre les dérives financières.

L’effondrement de l’AC Ajaccio ne se résume pas à une faillite comptable. C’est l’histoire d’un club emblématique qui, en l’espace de quelques mois, a basculé du statut de fierté régionale à celui de symbole d’un système malade. Derrière les chiffres – 180 emplois supprimés, un centre de formation d’élite fermé, des dettes évaluées à plus de 15 millions d’euros – se cachent des familles brisées, des jeunes joueurs abandonnés et une île privée d’un de ses repères identitaires.

Mais le cas ajaccien dépasse largement les frontières de la Corse. Il illustre les dérives structurelles d’un football français prisonnier d’une dépendance excessive aux droits télévisés et aux transferts, gangrené par l’opacité financière et marqué par des instances de contrôle aux décisions inégales. L’ACA n’est pas une exception : il est le miroir grossissant d’un modèle économique en crise, déjà responsable de la fragilisation de nombreux clubs historiques.

Reste une question brûlante : le football français saura-t-il cette fois tirer les leçons de cette débâcle ? La reconstruction de l’AC Ajaccio, si elle se confirme avec l’émergence d’une gouvernance plus transparente et participative, pourrait offrir une piste d’avenir. Mais sans réforme structurelle au niveau national, d’autres clubs risquent de suivre le même chemin.
Au-delà des stades et des bilans financiers, c’est la place du football dans la société française qui se joue : un sport qui doit redevenir un projet collectif, plutôt qu’une machine fragile soumise aux excès et aux dérives de quelques-uns.