Pourquoi former quand on peut acheter ?

Pourquoi investir des millions dans un centre de formation quand on peut acheter un joueur prêt à performer ? La question paraît simple, et sans conteste provocante. Pourtant, dans un football mondialisé où la valeur d’un adolescent peut atteindre 350 millions d'euros, le dilemme n’a jamais été aussi stratégique. Entre coûts de formation élevés, risque d’échec massif et retour sur investissement incertain, la voie de la formation semble semée d’embûches. Et pourtant...
Derrière les projecteurs des transferts records, un autre modèle économique travaille en silence. De Benfica à Lyon, en passant par Manchester City ou Dortmund, de plus en plus de clubs transforment leur centre de formation en outil de rentabilité, voire en levier de conformité au fair-play financier.
Parallèlement, des clubs amateurs comme Montfermeil, Torcy ou Roissy-en-Brie bâtissent leur savoir-faire sur les indemnités de formation, générées par un joueur parti parfois dix ans plus tôt.
Former, acheter... ou combiner les deux ?

Le coût réel de la formation et son pari à long terme

Former un joueur professionnel est une entreprise à la fois pédagogique, logistique et financière, qui mobilise des ressources sur plus de dix ans.
En France, le coût moyen de formation d’un joueur est estimé à 35 000 euros par an, soit environ 350 000 euros pour un parcours complet de 13 à 23 ans. Et ce chiffre ne tient pas compte des investissements massifs dans les infrastructures.

Le Campus du PSG à Poissy, inauguré en 2023, a coûté entre 300 et 350 millions d’euros. De son côté, Manchester City a investi 200 millions de livres (environ 249 M€) dans sa City Football Academy. À Dortmund, on reconnaît sans détour que les académies anglaises ont pris de l’avance en termes de professionnalisation.

Mais au-delà des bâtiments, ce sont les coûts humains et logistiques qui alourdissent l’addition : éducateurs diplômés, analystes vidéo, préparateurs physiques, nutritionnistes, scolarité intégrée (avec parfois plus d’un professeur pour cinq jeunes, comme au PSG), encadrement médical, hébergement, transport... Sans parler de la prise en charge éducative complète pour des adolescents souvent mineurs.

Chaque génération représente donc un investissement massif au ROI incertain. D’autant plus que sur 100 joueurs formés, moins de 20% signent un contrat professionnel. Les 80% restants ne génèrent aucun retour direct, ce qui rend la rentabilité d’un centre de formation structurellement risquée.

Le taux d’échec est le talon d’Achille des académies

Si la formation est un investissement stratégique, elle reste un pari presque spéculatif.
En France, seuls 18% des jeunes en centre de formation signent un contrat professionnel.
En Angleterre, les chiffres sont encore plus impitoyables : 0,5% des joueurs d’académies accèdent au monde pro, et seulement 0,012% parviennent jusqu’à la Premier League. Cela signifie que 1 joueur sur 8 000 franchit toutes les étapes.

Ce taux d’échec massif impose une vision long terme et une logique de volume. Les clubs doivent former des centaines de joueurs pour espérer en faire éclore quelques-uns. Ainsi, sur une promotion de 20 jeunes, seuls 3 ou 4 signeront pro. Les autres représenteront un coût sans retour.

Les clubs cherchent désormais à valoriser l’échec sportif en le compensant par à minima une réussite éducative. Le PSG affiche un taux de réussite au baccalauréat de 95%, le LOSC atteint même les 100%, preuve d’un encadrement scolaire structurant. L’objectif est à la fois de sécuriser l’avenir des jeunes en cas de non-réussite, mais aussi de séduire les familles, de plus en plus conscientes que le chemin peut être bien long et semé d'embuches.

Mais cela ne suffit pas à gommer le déséquilibre économique profond : la grande majorité des jeunes formés ne rapporteront jamais un centime au club.

La formation est-il un modèle économique rentable ?

Malgré le taux d’échec élevé, certains clubs ont su transformer leur centre de formation en véritable machine à profits.
La clé réside dans la capacité à détecter tôt, former efficacement et vendre intelligemment. Sur la période 2014-2024, une étude du CIES révèle que le Benfica Lisbonne a généré 516 millions d’euros en vendant 30 joueurs issus de son académie. Suivent l’Ajax Amsterdam (376 M€ pour 36 joueurs) et l’Olympique Lyonnais (370 M€ pour 32 joueurs).

L’exemple lyonnais est particulièrement parlant. En vendant Malo Gusto, Castello Lukeba et Bradley Barcola pour un total de 115 millions d’euros, le club a largement amorti les coûts de formation sur plusieurs générations.
Aujourd’hui, plus de 52% des joueurs de l’équipe première de l’OL sont issus du centre de formation, le deuxième meilleur taux des cinq grands championnats derrière l’Athletic Bilbao (56,6%).

Le cas de l'AS Monaco est encore plus extrême. Le transfert de Kylian Mbappé à Paris pour 180 millions d’euros a représenté 80% des revenus de formation du club entre 2014 et 2018. Un seul (très gros) transfert peut donc rembourser des décennies d’investissement.

Ces exemples démontrent que la formation peut générer des marges exceptionnelles. Un joueur formé en interne, revendu pour 30 ou 50 millions, représente une plus-value quasiment totale, car il n’a aucun coût d’achat amortissable dans les bilans comptables.

La place du modèle hybride : acheter jeune, revendre mieux

Face aux incertitudes liées à la formation pure, certains clubs ont choisi une voie médiane : recruter des jeunes prometteurs, déjà repérés, à un coût modéré, pour ensuite les développer en interne et les revendre avec une forte plus-value. Cette stratégie minimise les risques liés à la formation longue tout en conservant une rentabilité élevée.

Le Borussia Dortmund incarne ce modèle à la perfection.
Depuis 2015, le club allemand a généré 876 millions de livres sterling (plus d’1 milliard d’euros) en ventes de joueurs. Parmi les cas emblématiques :

  • Ousmane Dembélé : acheté 15 M€, revendu 140 M€ (bonus inclus)
  • Jude Bellingham : acheté 25 M£, vendu 113 M£
  • Erling Haaland : acheté 20 M€, revendu 50 M£ (freiné par une clause libératoire)

Ce modèle hybride permet de limiter l’aléa lié à la formation des très jeunes, car les joueurs recrutés ont déjà prouvé leur potentiel. Il repose sur un scouting de très haut niveau, capable d’identifier les pépites avant la concurrence. En optimisant leur développement sur 2 à 3 saisons, Dortmund maximise ensuite la valeur de revente.

Cette approche est moins coûteuse que la formation complète, et plus rapide. Elle suppose en revanche une politique de transfert très dynamique, parfois au détriment de la stabilité sportive.

La formation comme joker comptable (fair-play financier)

Instauré en 2010 par l’UEFA, le fair-play financier (FPF) visait à freiner les excès budgétaires des clubs européens.
Son principe est simple : un club ne peut pas dépenser plus que ce qu’il génère, avec un déficit autorisé de 30 millions d’euros sur trois saisons.
Replacée dans ce contexte, la formation de joueurs en interne devient un avantage économique stratégique.
Pourquoi ? Parce qu’un joueur formé au club n’a aucun coût d’acquisition inscrit dans les comptes. Il ne pèse donc pas sur le bilan, contrairement à un joueur acheté qui est amorti comptablement sur la durée de son contrat. Il faut donc comprendre que former un joueur et le valoriser en équipe première ou le vendre représente une plus-value totale.

Ce mécanisme offre un levier d’équilibre budgétaire unique, notamment pour les clubs souhaitant rester compétitifs tout en respectant les contraintes du FPF.
Manchester City, par exemple, a vendu plus de 260 millions de livres de joueurs issus de son académie depuis 2017, et a amorti largement les 200 millions de livres investis dans son centre de formation. Rien qu’en 2022-2023, les ventes de jeunes ont rapporté 156 millions de livres.

La stratégie devient doublement payante : en intégrant ponctuellement un jeune dans l’effectif, le club économise un transfert, et en le vendant plus tard, il crée de la valeur nette.
Cette logique incite désormais même les clubs les plus riches à renforcer leur politique de formation, non pas par idéalisme, mais pour optimiser leur bilan financier.

Le football pro marche sur les épaules du foot amateur

Avant Clairefontaine, l’INSEP ou les centres de formation des clubs professionnels, il y a les terrains municipaux, les éducateurs bénévoles, et les vestiaires partagés en deux catégories. Ce sont là que naissent la majorité des trajectoires professionnelles françaises. Et si l’élite du football est médiatisée, financée et encadrée, elle repose sur un socle invisible : les clubs amateurs préformateurs.

Ces structures ne forment pas dans l’espoir de conserver, mais dans celui de transmettre. Leur rôle est de détecter, éveiller, encadrer des enfants de 6 à 15 ans, puis les accompagner vers des centres de formation ou des pôles espoirs. Ce travail, souvent bénévole, souvent sous-financé, est l’étape indispensable avant toute réussite professionnelle.

Un maillage territorial patient et efficace

De la banlieue de Lyon à la périphérie de Bordeaux, du littoral atlantique à la région messine, on trouve des centaines de clubs formant chaque semaine des milliers de jeunes, souvent avec des moyens limités mais une exigence pédagogique réelle.

Ces clubs s’inscrivent dans des dynamiques locales structurées, avec ou sans label FFF, parfois en lien avec un club professionnel, parfois totalement indépendants.
À Nantes, des clubs comme Carquefou ou Ancenis collaborent avec la Ligue Atlantique pour fluidifier les passerelles.
Autour de Grenoble ou Metz, les clubs amateurs constituent des réservoirs d’où les clubs pros recrutent leurs futurs pensionnaires. Partout, le dévouement des éducateurs permet aux jeunes d’évoluer dans des environnements sécurisés et exigeants.

Ce réseau s’étend sans logique hiérarchique, mais selon une cartographie de compétences, de liens de confiance et de projets éducatifs. Il assure la vitalité du football français tout en intégrant les réalités sociales et culturelles de chaque territoire.

Une économie de l’ombre aux montants significatifs

Ces clubs ont rarement pour objectif de former pour faire jouer en équipe fanion, mais leur engagement peut avoir des retombées financières considérables.
Grâce aux mécanismes d’indemnités FFF et FIFA, une saison passée à 13 ans dans un club amateur peut rapporter plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d’euros, si le joueur devient un jour professionnel ou est transféré.

Le cas de Paul Pogba est emblématique : lors de son transfert à Manchester United, Roissy-en-Brie et Torcy ont perçu plus de 500 000 euros cumulés – soit l’équivalent de plusieurs années de budget pour ces structures.
Idem pour William Saliba, révélé à Montfermeil avant de signer à Saint-Étienne, puis Arsenal : chaque étape de son parcours a généré des retombées pour les clubs formateurs.

Ces rentrées exceptionnelles permettent parfois de rénover un terrain, salarier un éducateur, financer des stages, ou simplement équilibrer les comptes. Mais elles sont rares, imprévisibles, et exigent de la rigueur administrative. Ce sont des récompenses différées pour un travail souvent invisible.

Sans ces clubs pré-formateurs, il n’y aurait ni centres de formation, ni transfert à 100 millions d’euros car ils sont essentiels au bon fonctionnement du système. Leur force réside dans leur capacité à former en masse, à créer du lien social, et (parfois) à initier une trajectoire professionnelle.

Les promesses brisées de la formation

Si la formation reste le socle du football français, elle n’est pas infaillible. Tous les clubs ne parviennent pas à en tirer une stratégie viable. Parfois par choix, souvent par contrainte, certains grands noms ont vu leur filière se déliter, leur production de talents chuter ou leur capacité à capitaliser s’effondrer.

L’exemple le plus souvent cité est celui de l’Olympique de Marseille dont l’équipe première n’a longtemps intégré aucun joueur formé en interne. Certaines saisons récentes affichaient un triste 0% de joueurs “made in La Commanderie” dans l’effectif professionnel.
En cause, une politique sportive instable, un manque de continuité dans les choix éducatifs, et un environnement trop politisé pour permettre à une filière de s’épanouir.

Le FC Barcelone lui-même, autrefois modèle planétaire avec La Masia, a vu ses fondations se fissurer. La génération dorée (Messi, Xavi, Iniesta) n’a pas connu de réelle succession venue du cru. Entre 2017 et 2022, le Barça a davantage acheté que promu. Avec un retour à une politique formatrice avec des diamants bruts comme Gavi et bien évidemment Lamine Yamal, le Barça prouve qu’il peut encore transformer la formation en arme de destruction massive. Plus qu’un sursaut, c’est une résurgence identitaire.

En France, certains centres réputés n’ont pas su capitaliser économiquement sur leurs talents. Former un joueur professionnel est une chose, le faire jouer, le vendre au bon moment, et percevoir la pleine valeur de cette formation en est une autre. Sochaux et Auxerre peinent à trouver un équilibre entre formation, compétitivité et rentabilité.

Même les plus grands peuvent échouer à cet exercice.
Lyon, malgré sa réputation de formateur d'excellence, a vu partir certains joueurs libres ou pour des montants en deçà de leur potentiel. Idem pour l'AS Monaco, dont le centre est reconnu parmi les meilleurs au monde, qui continue de former... mais vend souvent trop tôt ou trop vite, contraint par un modèle économique basé sur le trading.
Le PSG, quant à lui, reste paradoxalement l’un des plus gros pourvoyeurs de jeunes en Europe, mais trop souvent pour les autres : Nkunku, Diaby, Coman, Adli, Bitshiabu... sont tous partis faute de place.
Sans fil conducteur ni passerelle vers l’élite, la formation devient un pur produit d’exportation, rentable certes mais possiblement déconnectée du projet sportif du club.

Pourquoi ces échecs ?

Parce que la formation ne se suffit pas à elle-même. Il faut un projet clair, une vision à long terme, un réseau, de la stabilité, des relais dans l’équipe première, et du courage managérial. Faire jouer un jeune formé au club plutôt que recruter un trentenaire au CV séduisant, c’est un choix risqué.
Mais c'est souvent ce risque qui fait toute la différence.

Former ou acheter est une question d’équilibre stratégique

Aucun modèle n’est parfait. Chaque stratégie de gestion des talents comporte ses avantages... et ses angles morts.

Former permet de maîtriser toute la chaîne de production, de forger une identité, de valoriser un actif à très forte marge.
Mais c’est un pari à dix ans, semé d’incertitudes, de blessures, de décrochages, de tentations extérieures. C’est une course de fond, pas un sprint.

Acheter jeune, à la manière de Dortmund, permet de gagner du temps. Le joueur est déjà structuré techniquement et physiquement. On optimise, on valorise, on revend.
C’est efficace, mais cela suppose un scouting de pointe, une réactivité financière, et l’acceptation de ne faire que du "passage".

Acheter mature, enfin, reste la voie du court terme. Un joueur expérimenté, compétitif, prêt à performer... mais souvent coûteux, amorti lourdement, et moins valorisable à la revente.

Chaque club, selon ses moyens, ses ambitions et sa culture, compose son cocktail. Le Real Madrid achète des cracks de 17 ans à 40 millions. L’Ajax fabrique ses propres joyaux. Lyon fait les deux. Dortmund optimise les pics de valeur. Le PSG a longtemps laissé filer les siens. Avec Warren Zaïre-Emery et Mayulu dans le groupe pro et titulaires, le club a amorcé un virage stratégique inédit depuis l’ère QSI.

Former un joueur, c’est investir sur l’incertain. Acheter un joueur, c’est parier sur l’instant. La rentabilité n’est pas une affaire de choix exclusif, mais d’équilibre : dosage, timing, et alignement entre vision sportive et réalité économique.

Il n’existe pas de modèle miracle. Certains clubs savent acheter tôt et vendre fort. D’autres misent sur une formation longue, exigeante, souvent coûteuse, mais porteuse d’identité. Certains hybrident intelligemment. D’autres improvisent.

La formation n’est ni une dépense sèche, ni une case à remplir dans un tableau Excel. C’est un levier stratégique. Elle devient rentable quand elle nourrit l’équipe première, incarne une philosophie de jeu, ou soutient un cycle économique cohérent.

À l’inverse, acheter sans projet, empiler les talents sans les exploiter, c’est brûler du capital sans créer de valeur. La vraie rentabilité n’est pas dans le “quoi”, mais dans le “comment” : comment intégrer, comment valoriser, et comment faire exister un joueur au cœur d’un projet.

Parce qu’en football, le pire investissement, ce n’est pas celui qu’on rate. C’est celui qu’on forme pendant dix ans... et qu’on oublie de faire jouer.