Naître en décembre t’empêche-t-il de devenir footballeur pro ?
Peux-tu devenir pro si tu es né en décembre ? Si cette question te semble absurde, c’est peut-être que tu ne connais pas encore l’effet de l’âge relatif (RAE), l’un des biais les plus profonds – et les moins visibles – du football mondial.
Selon une étude de l’Université de Strathclyde publiée en 2024, les effectifs de l’Euro 2024 comptaient près de deux fois plus de joueurs nés en janvier qu’en décembre, alors même que ces deux mois affichent des taux de natalité similaires dans la population générale. Et dans les sélections U17, le déséquilibre est encore plus frappant : un joueur né en début d’année a jusqu’à 4 fois plus de chances d’être sélectionné qu’un né en fin d’année.
En France, ce phénomène structure profondément la formation. Des académies d’élite montrent une préférence nette pour les joueurs nés entre janvier et juin, et alimentent une sélection basée moins sur le potentiel que sur la précocité physique. Pourtant, certains experts alertent : à travers ce système, jusqu’à 25% des talents seraient écartés dès le plus jeune âge.
Mais tout n’est pas figé. Des solutions émergent – comme le bio-banding ou la discrimination positive pratiquée par la FFF – et certains "joueurs tardifs" comme Kylian Mbappé prouvent que l’on peut tout à fait renverser l'ordre établi.
Alors, est-il encore possible de réussir dans le foot quand on naît en fin d’année ?
Une inégalité invisible mais massive
Une constante mondiale
L’effet de l’âge relatif est un phénomène bien documenté dans la littérature scientifique. Il désigne une tendance à surreprésenter, dans les équipes de jeunes, les joueurs nés en début d’année par rapport à ceux nés en fin d’année.
Le biais provient du fait que les catégories sont organisées par année civile : à 12 ans, un joueur né en janvier peut avoir quasiment un an d’avance – en taille, en force, en coordination – sur un joueur né en décembre. Cet écart est souvent interprété, à tort, comme une différence de talent.
L’étude de l’Université de Strathclyde sur l’Euro 2024 le prouve : les joueurs nés au premier trimestre de l’année (janvier-mars) sont presque deux fois plus représentés que ceux nés en fin d’année.
Dans les catégories U17, le déséquilibre est encore plus net : 4 fois plus de joueurs nés entre janvier et mars que d’octobre à décembre.
Et ce constat ne concerne pas seulement les sélections : une étude du CIES Football Observatory portant sur 28 685 joueurs professionnels dans 31 ligues confirme que ce biais est une constante mondiale.
Un biais structurel (aussi) en France
La France est loin d’être épargnée.
Selon les données du CIES, le jour moyen de naissance des joueurs français professionnels est le 10 juin, soit trois semaines avant la moyenne nationale. En Ligue 1, 31,6 % des joueurs sont nés entre janvier et mars, contre seulement 19,6% entre octobre et décembre.
Ce déséquilibre se creuse encore plus dans les centres de formation qui privilégient majoritairement les profils physiquement avancés. Le rapport du CIES note que les clubs ayant formé le plus de pros présentent une moyenne de naissance au 29 mai, contre le 16 juin pour les autres.
Une politique de détection controversée
Face à ce constat, la Fédération Française de Football a mis en place une stratégie de discrimination positive.
Dès 17 ans, certains tests de détection excluent volontairement les joueurs nés entre janvier et juin, au profit de ceux nés en seconde moitié d’année.
Comme le précise le documentaire Intersaison :
“Nous excluons ceux nés entre janvier et juillet parce qu’ils ont déjà eu largement la possibilité de montrer ce qu’ils savaient faire.” - François Blaquart
Ce choix, bien que courageux, soulève des questions éthiques comme toujours avec les discriminations, positives comme négatives. Peut-on corriger une injustice en en créant une autre ? François Blaquart, ancien DTN, défend cette stratégie en affirmant que plusieurs joueurs majeurs de l’équipe de France U17 victorieuse sont issus de cette politique.
Un tri injuste, mais pas définitif
L’hypothèse “underdog” : survivre pour mieux briller
Si les joueurs nés en fin d’année sont moins nombreux à intégrer les centres de formation, ceux qui franchissent le filtre ont souvent un profil différent, plus robuste mentalement, plus affûté techniquement.
Ce phénomène est connu sous le nom d’“Underdog Hypothesis”.
Une étude longitudinale menée au sein de l’académie d’Exeter City démontre que les joueurs nés en fin d’année (Q4) étaient quatre fois plus susceptibles d’obtenir un contrat professionnel que ceux nés en début d’année (Q1), une fois intégrés au système. Pourquoi ? Parce qu’ils ont dû, dès leur plus jeune âge, compenser leur retard physique par des compétences supérieures : meilleure lecture du jeu, résilience mentale, technique plus affinée.
Cette étude ne concerne que les joueurs DÉJÀ DANS L’ACADÉMIE. Elle ne dit pas “4 fois plus susceptibles d’intégrer l’académie” mais “4 fois plus susceptibles d’obtenir un contrat PRO une fois DANS l’académie”
Des chercheurs de l’Université de Bath précisent que ces jeunes “tardifs” développent une capacité d’adaptation hors norme, car ils évoluent constamment dans un environnement plus exigeant. Ils apprennent plus tôt à s’auto-analyser, à se dépasser, et à survivre dans des conditions défavorables.
Autant de qualités précieuses au haut niveau.
Il faut toutefois éviter de surestimer la portée de l’hypothèse underdog. Une étude écossaise récente (2025) précise que dans de nombreuses académies professionnelles, les joueurs à maturité tardive sont absents dès les catégories U15. Le phénomène de résilience observé chez certains Q4 qui percent ne concerne qu’une minorité ayant survécu à un système de tri drastique.
Autrement dit, l’hypothèse underdog ne reflète pas une tendance générale, mais plutôt une exception.
Les données montrent que la majorité des joueurs nés en fin d’année sont exclus bien avant de pouvoir exprimer leur potentiel, souvent sans avoir eu la chance de compenser leurs retards physiques par d’autres qualités.
Des contre-exemples inspirants
La liste des stars nées en fin d’année est loin d’être anecdotique.
Kylian Mbappé, né le 20 décembre 1998, est l’illustration parfaite qui démontre que le talent peut triompher des biais systémiques.
D’autres icônes du football mondial partagent cette singularité :
- Ilkay Gündogan (24 octobre)
- Pelé (23 octobre)
- Diego Maradona (30 octobre)
- Wayne Rooney (24 octobre)
- Zlatan Ibrahimović (3 octobre)
- Karim Benzema (19 décembre)
Ces exemples montrent que le trimestre de naissance ne détermine pas tout. Mais il conditionne les premières opportunités, les sélections, les essais, les regards portés sur le joueur.
Une injustice silencieuse
Ce qui rend l’effet d’âge relatif particulièrement pernicieux, c’est qu’il n’est ni visible, ni perçu comme injuste.
Aucun entraîneur ne pense consciemment écarter un joueur parce qu’il est né en décembre. Mais les statistiques révèlent un système de sélection biaisé, où la maturité physique à court terme prend le pas sur le potentiel à long terme.
Le football français commence à en prendre conscience. Encore faut-il transformer cette prise de conscience en pratiques concrètes.
Comment sortir de ce cercle vicieux ?
Le Bio-banding et la "maturité biologique"
Parmi les solutions les plus prometteuses figure le bio-banding, une méthode qui consiste à regrouper les jeunes joueurs non pas par année civile, mais selon leur niveau de développement physiologique.
L’objectif est de neutraliser le biais lié à la croissance précoce ou tardive, et évaluer les vrais potentiels, sur des critères plus justes.
La méthode a été popularisée par des clubs pionniers comme l’AZ Alkmaar aux Pays-Bas ou le Brentford FC en Angleterre.
En Belgique, la fédération a même lancé des sélections spécifiques “Futures” pour les joueurs à maturité tardive.
Les résultats sont encourageants :
- les joueurs tardifs se sentent moins désavantagés physiquement,
- les précoces sont confrontés à des défis techniques plus stimulants,
- et le risque de blessures diminue, notamment chez les plus jeunes.
La FFF, en avance… mais seule ?
La Fédération Française de Football a tenté une réponse plus directe avec sa politique de discrimination positive dès les catégories U17. Cette stratégie vise à compenser les déséquilibres antérieurs en excluant temporairement les joueurs nés en début d’année lors de certaines détections.
Si cette mesure reste controversée, elle montre au moins une prise de conscience institutionnelle. D’autres initiatives comme les sessions de sensibilisation au RAE dans les districts vont dans le même sens.
”Un jeune joueur a besoin de temps pour mûrir. À 13-14 ans, on ne peut pas dire qui sera Messi. J’ai vu en France des garçons qu’on appelait le nouveau Zidane et à 16-18 ans, ils avaient disparu.” - François Blaquart
Mais les clubs, eux, peinent à suivre. Les logiques de résultat à court terme dominent encore la formation. Peu d’académies acceptent de risquer un joueur “moins mature” pour miser sur son potentiel futur. Pourtant, ce sont souvent ces profils qui brillent à long terme.
Vers une prise de conscience globale ?
Les données montrent que l’effet d’âge relatif s’atténue avec l’âge, mais ne disparaît jamais complètement.
Au niveau senior, les joueurs nés en Q4 restent sous-représentés, même s’ils sont plus nombreux qu’en U17. C’est la preuve que les barrières existent, mais peuvent être franchies.
Certaines institutions, comme le CIES Football Observatory, appellent à une réforme structurelle des catégories d’âge, à une meilleure éducation des entraîneurs et à l’intégration systématique du bio-banding dans les processus de détection.
Le chemin est long, mais les outils existent.
L’effet de l’âge relatif, bien que discret, façonne des carrières entières avant même que les joueurs ne foulent un terrain professionnel. En favorisant ceux qui sont simplement nés quelques mois plus tôt, le système actuel gaspille chaque année des centaines de potentiels, en particulier en France où les centres de formation les plus prestigieux ne font pas exception.
Mais l’espoir existe. La reconnaissance croissante du phénomène, l’essor du bio-banding, les politiques volontaristes comme celle de la FFF, ou encore les témoignages d’anciens joueurs devenus formateurs ouvrent la voie à un changement de paradigme.
Il ne s’agit pas seulement de justice sportive. Il s’agit de repenser ce que nous appelons le “talent”, d’apprendre à distinguer la maturité physique passagère du potentiel réel, et d’offrir à chaque jeune joueur les mêmes chances, quel que soit son mois de naissance.
Kylian Mbappé, né le 20 décembre, n’est pas une anomalie. Il est la preuve qu’en dépit du système, l’excellence peut émerger. À condition de lui laisser une (petite) place.