GDPR vs Big Data : pourquoi les footballeurs attaquent en justice l’industrie qui les espionne
Il y a ce que les caméras montrent – les dribbles, les tacles, les buts – et ce qu’elles taisent. Sur le terrain, les foulées laissent une trace : une vitesse de pointe, un rythme cardiaque, une zone de chaleur. Même la fatigue est mesurable et mesurée. Les joueurs ne sont plus évalués à l’œil nu, mais suivis à la trace – capteurs dans le dos, semelles connectées, applications dans les vestiaires.
La donnée est là, partout et elle rapporte (très) gros.
Sans forcément le savoir, des milliers de footballeurs professionnels – du haut niveau jusqu’aux divisions inférieures – génèrent une richesse colossale exploitée par des entreprises de paris, de statistiques, de jeux vidéo ou de conseil. Et cette économie parallèle, bâtie sur leur sueur et leur santé, s’est longtemps développée dans l’ombre.
Mais un contre-pied s’organise avec le Project Red Card, une action collective rassemblant plus de 850 joueurs britanniques, qui a ouvert la brèche, et souhaite reprendre la main sur des données personnelles utilisées sans consentement.
Le football est entré dans l’ère du droit numérique. Et les joueurs réclament enfin leur part.
La grande moisson invisible
Les capteurs sont partout, y compris dans tes lacets
Ce n’est plus un secret dans les centres d’entraînement : chaque joueur porte sur lui un arsenal de capteurs. Gilets GPS entre les omoplates, chaussures intelligentes, montres biométriques, ceintures cardiaques… L’équipement standard du footballeur pro s’apparente aujourd’hui à celui d’un cobaye scientifique.
Les données collectées ? Distance parcourue, vitesse, nombre de sprints, zones couvertes sur le terrain. Mais aussi température corporelle, fréquence cardiaque, niveau de lactate, hydratation. Même la technique est fraîchement disséquée : nombre de touches, précision des passes, ou encore usage du pied faible.
Certaines entreprises vont plus loin encore : Playermaker propose des capteurs montés directement sur les chaussures, WHOOP permet aux joueurs NFL de posséder et monétiser leurs données via la NFLPA. La FIFA autorise même l’usage des gilets GPS en match depuis 2015. En quelques années, les footballeurs sont devenus des hubs ambulants de données.
Des données très personnelles pour un business florissant
Ce qui se passe sur le terrain ne reste plus sur le terrain. Dès qu’un entraînement commence, les données sont captées, transférées sur des tablettes en bord de terrain, puis stockées dans des plateformes d’analyse. Elles sont parfois transmises à des analystes externes, des applications, voire intégrées dans des bases de données commerciales sans que le joueur ne le sache.
Et les sources se multiplient au travers de caméras de tracking dans les stades, scouts indépendants, extraits vidéo, posts sur les réseaux sociaux… Même ce que le joueur publie lui-même peut ainsi être collecté, agrégé, et si possible vendu. Toutes ces informations, bien que parfois publiques, restent des données personnelles au sens du RGPD — car elles permettent d’identifier un individu de manière unique.
La vraie question : qui contrôle ce flux continu ? Et surtout : qui en tire profit ?
Qui empoche la valeur de ta perf’ ?
Bienvenue dans le circuit fermé de la data
La performance d’un joueur est un actif. Et derrière cet actif, une industrie très structurée s’active : sociétés d’analyse statistique, plateformes de paris sportifs, éditeurs de jeux vidéo, cabinets de conseil. Tous veulent assurément leur part du gâteau.
Le modèle est limpide : des agrégateurs comme Stats Perform (Opta) ou Genius Sports achètent les droits de collecte auprès d’instances comme Football DataCo, organisme contrôlé par la Premier League et l’EFL. Ces agrégateurs redistribuent ensuite les données à des clients finaux : médias (BBC, Sky), développeurs (EA Sports, SEGA), clubs, bookmakers.
Chaque maillon facture le suivant. Les chiffres donnent le vertige : Football DataCo génère 35 millions de livres par an, Genius Sports a signé un accord avec la NFL évalué à 120 millions de dollars annuels, et le marché mondial de l’analyse de données sportives est estimé entre 8 et 30 milliards de dollars d’ici 2031, selon plusieurs études (Mordor Intelligence, Research and Markets). À titre de comparaison, le marché global des data brokers – tous secteurs confondus – pourrait, lui, dépasser 460 milliards de dollars à la même échéance (Transparency Market Research). Le football ne représente là qu’un infime sous-segment de cet écosystème tentaculaire, mais ses enjeux sont d’autant plus sensibles qu’ils touchent l’intimité corporelle et la performance humaine.
Mais dans cette cascade de transactions, les footballeurs restent systématiquement à l’écart des flux financiers.
L’exploitation invisible de la donnée
En surface, les datas servent au recrutement, à l’analyse tactique, et bien sûr à la prévention des blessures. Mais dans l’ombre, elles alimentent bien d’autres mécaniques.
Les bookmakers comme parifoot bet les utilisent pour générer des cotes dynamiques, calculées en temps réel en fonction des performances d’un joueur. Des “markets” spécifiques permettent de parier sur le nombre de passes réussies, les fautes commises, les tirs cadrés. À la frontière de l’éthique, certaines plateformes proposent même des paris sur la probabilité de blessure d’un joueur.
Du côté des jeux vidéo, EA Sports scanne les visages, collecte plus de 35 attributs et plus de 300 champs de données par joueur, et ajuste ses algorithmes pointus au fil des données récoltées. Quant aux apps de fantasy football, elles transforment les performances individuelles en points de jeu – sans consultation préalable des athlètes concernés.
En bout de chaîne, des cabinets de conseil revendent ces informations sous la forme de rapports prédictifs enrichis à la “big data” à des clubs, des sponsors ou des investisseurs. Une économie de l’ombre qui repose sur des datas parfois inexactes… mais toujours très lucratives.
L’affaire Lucas Paquetá
Au-delà de la revente commerciale, les données peuvent aussi être mal interprétées et entraîner des conséquences graves. En 2024, le milieu de terrain Lucas Paquetá a été accusé par la FA anglaise d’avoir volontairement provoqué des cartons jaunes pour influencer des paris sportifs — une accusation fondée uniquement sur des patterns jugés “suspects” dans les données de match.
Après des mois d’enquête et une suspension provisoire, Paquetá a été blanchi en juillet 2025, aucune preuve tangible n’ayant pu être établie. L’affaire a mis en lumière les limites de la data utilisée comme outil disciplinaire, sans prise en compte du contexte de jeu, ni validation humaine suffisante.
Ce cas ne relève pas d’une exploitation commerciale sans consentement, comme dans d’autres exemples évoqués, mais illustre une dérive technique et judiciaire : celle où l’algorithme devient juge, et où une simple anomalie statistique peut ternir une carrière.
RGPD : le carton jaune du droit européen
Une armure juridique… trouée ?
En théorie, le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) offre aux joueurs une protection solide. Toute donnée personnelle – dès lors qu’elle permet d’identifier un individu – est soumise à des principes stricts : consentement clair, usage limité, transparence, exactitude, sécurité, durée de conservation encadrée.
Mais dans le football pro, sa mise en œuvre est bien floue, les chaînes de traitement sont longues, et les responsabilités toujours partagées. Un club collecte, une entreprise de capteurs traite, un analyste stocke, un agrégateur vend. Les joueurs ne savent souvent ni qui détient leurs données, ni comment elles sont exploitées, ni même si elles sont correctes.
De surcroît, certains types de données – médicales, biométriques, génétiques – appartiennent à une catégorie dite “sensible” protégée par l’article 9 du RGPD. Leur traitement est interdit par défaut, sauf consentement explicite ou obligation légale. Pourtant, des millions de données de ce type circulent dans l’écosystème football sans traçabilité claire.
Un consentement flou pour une exploitation massive
L’un des principaux problèmes tient à la nature du lien contractuel entre le joueur et son club. Peut-on réellement parler de consentement libre quand il est donné dans un contexte de dépendance hiérarchique ? Le déséquilibre employeur-employé fragilise juridiquement la validité d’un “oui”.
Dans la plupart des cas, les clubs ne demandent même pas ce consentement. Ils invoquent d’autres bases légales : exécution du contrat de travail, intérêt légitime du club, intérêt public pour les statistiques sportives. Sauf que ces bases sont difficiles à justifier quand les données sont revendues à des bookmakers ou à des éditeurs de jeux vidéo.
Le RGPD prévoit pourtant un droit d’opposition (article 21), un droit à l’effacement, et un droit d’accès. Mais ces droits sont peu connus des joueurs, rarement appliqués et difficiles dans leur mise en œuvre. Le secteur du sport professionnel fonctionne encore comme si la data était une ressource gratuite – et inépuisable.
Project Red Card : les joueurs sifflent la fin du match
Une fronde qui vient du vestiaire
En 2020, une initiative jusque-là inédite dans l’univers du football professionnel voit le jour : Project Red Card. Derrière ce nom, une action collective menée par Russell Slade, ex-entraîneur de Cardiff City, épaulé par le Global Sports Data and Technology Group (GSTD). Leur but est de mettre un terme à l’exploitation commerciale non consentie des données des joueurs.
Le mouvement regroupe aujourd’hui plus de 850 footballeurs professionnels issus de la Premier League, de l’EFL, de la National League et de la Scottish Premiership. Ils dénoncent une industrie qui a, pendant des années, monétisé leurs performances physiques, données de santé et statistiques détaillées sans qu’aucun accord explicite ne soit signé.
Dès 2021, 17 entreprises ont reçu des lettres de mise en demeure, en prélude à des poursuites judiciaires. En avril 2025, nouvelle escalade : des demandes formelles d’arrêt de traitement sont transmises à plusieurs géants du secteur, au nom de l’article 21 du RGPD. L’affaire est toujours en phase pré-contentieuse, mais elle a déjà clairement changé la donne.
Des procès à venir et un étau qui se resserre
Au cœur du conflit : le droit à la maîtrise de ses données. Les joueurs estiment que les sociétés de paris, d’analyse ou de gaming ont construit un empire économique sur leur dos, sans leur verser un centime. Ils réclament des compensations pour l’usage passé (jusqu’à six années en arrière) et des redevances pour les usages futurs.
Face à eux, les entreprises se défendent : certaines invoquent leur intérêt légitime, d’autres brandissent leurs licences officielles avec des ligues comme la Premier League via Football DataCo. Certaines estiment que les données publiques – comme les buts ou les minutes jouées – ne relèvent pas du RGPD.
Mais la frontière est mince. Les 7 000 points de données identifiés sur certains joueurs vont bien au-delà des simples stats visibles sur un écran de télévision. Elles touchent à l’intime, à la santé, au comportement. Et l’enjeu est aussi symbolique que financier.
Reprendre la main : la riposte des joueurs… et la lenteur française
Une charte pour reprendre le pouvoir
Face à l’opacité du marché des données, la FIFPRO (syndicat mondial des joueurs) a décidé d’ouvrir un nouveau front. En 2022, elle publie la Charter of Player Data Rights, texte de référence qui pose huit droits fondamentaux pour tout footballeur professionnel :
- Accès à ses données
- Possibilité de correction et d’effacement
- Consentement éclairé
- Droit à la portabilité
- Limitation du traitement
- Opposition à certaines utilisations
- Transparence sur la finalité
- Sécurité et responsabilité des responsables de traitement
L’objectif est de faire émerger un modèle plus éthique et centré sur le joueur, dans lequel ce dernier ne serait plus une “ressource à extraire”, mais un acteur actif de la gestion de ses informations.
Stocker ses données dans un “coffre fort numérique”
En 2025, la FIFPRO franchit une étape supplémentaire en lançant, avec Sports Data Labs, une plateforme de gestion autonome des données.
Inspirée des grands principes du web3, cette solution propose à chaque joueur un véritable “data wallet” – un portefeuille numérique personnel permettant de centraliser, sécuriser et contrôler l’accès à ses données de performance.
Le but est de redonner aux footballeurs la pleine propriété de leurs données, comme ils gèrent leur argent ou leurs droits d’image. Depuis ce wallet, ils peuvent visualiser, exporter ou refuser l’exploitation de certaines informations. À terme, ils pourraient même monétiser ces données via des smart contracts ou des accords de licence personnalisés, en toute transparence.
Cette initiative ouvre la voie à un modèle plus décentralisé, dans lequel les joueurs ne sont plus de simples sources de data mais des co-gestionnaires de leur identité numérique.
Et la France dans ce combat ?
Si l’Europe avance, la France reste comme trop souvent en retrait. Aucune action collective type Project Red Car_d_ n’a ici vu le jour. L’UNFP, bien qu’informée via son rôle dans la FIFPRO, ne mène aucune campagne publique sur le sujet : elle est affairée ailleurs.
Pourtant, le cadre juridique français est en place : RGPD, loi Informatique et Libertés, DPO nommés à la FFF, LFP et UNFP. La CNIL encadre strictement les données sensibles et biométriques, et rappelle que le consentement n’est pas valide en contexte professionnel, et qu’un texte spécifique serait bien nécessaire pour sécuriser les traitements liés à la performance sportive.
Côté terrain, les clubs de Ligue 1 et Ligue 2 sont tous équipés : Catapult, STATSports, MyCoach, PlayerMaker… La collecte est massive et continue, la monétisation opaque. Aucune instance n’a rendu public les flux financiers générés par la revente ou l’exploitation commerciale des datas individuelles. Contrairement à l’Angleterre, la France ne dispose ni d’un organisme équivalent à Football DataCo, ni d’une transparence sur les revenus de la data.
Même les bookmakers français utilisent les données issues d’Opta pour fixer des côtes sur les performances individuelles. Mais là encore, aucune transparence sur les accords conclus avec les détenteurs de ces données – et surtout, aucune implication directe des joueurs.
Tes stats t’appartiennent : c’est dit, mais on fait quoi ?
De la prise de conscience à l’action
Pour les footballeurs pros comme pour les jeunes en formation, une chose devient claire : les datas ne sont pas neutres. Elles définissent ton profil, conditionnent ton avenir, et surtout… elles ont une valeur économique réelle. Chaque accélération, chaque passe, chaque scan de ton corps peut générer des revenus – pour d’autres.
Face à cette réalité, la prise de conscience individuelle est le premier levier. Savoir ce que l’on génère comme données. Savoir qui y a accès. Exiger la transparence des clubs, des applications, des plateformes. Demander à lire ce qui est écrit noir sur blanc dans les contrats, et faire valoir ses droits (accès, rectification, opposition).
Les jeunes générations, nées avec les réseaux sociaux et les applis, ont déjà une culture de l’identité numérique. Il est temps d’élargir cette conscience à la sphère sportive.
Vers un droit d’auteur de la perf’ ?
Et si demain, un joueur était automatiquement rémunéré à chaque utilisation commerciale de ses données ? Cette idée, encore marginale il y a quelques années, fait aujourd’hui son chemin. Elle s’inspire du modèle de la SACEM pour les musiciens ou plus généralement du droit d’auteur pour les créateurs.
Car après tout, la performance sportive est une production originale, unique à chaque joueur. Son corps, sa course, sa manière de frapper ou de défendre sont autant de signatures. Pourquoi ne pas considérer ces données comme des œuvres, avec un droit à la paternité, un droit à la diffusion, un droit à rémunération ?
Ce modèle impliquerait une gestion collective des droits, à l’image de ce que fait déjà l’UNFP pour l’image des joueurs avec sa filiale Nouvelle Promo-Foot. Une SACEM du foot, en quelque sorte, qui centraliserait les exploitations (jeux vidéo, fantasy, paris sportifs...) et redistribuerait les revenus aux joueurs.
Mais pour passer de l’idée au système, il faudra une alliance : juristes, syndicats, politiques, joueurs. Et probablement, une grande victoire judiciaire pour créer un précédent.
Pendant des années, les footballeurs ont couru, dribblé, marqué… pendant que d’autres comptaient, mesuraient, revendaient. Le terrain appartenait aux joueurs, mais la data – leur data – appartenait à tout le monde sauf à eux.
Avec Project Red Card, la FIFPRO, les appels à une “SACEM des footballeurs” ou la montée en puissance des data wallets, un tournant s’amorce. La performance est désormais un patrimoine. Et comme tout patrimoine, il doit être protégé, valorisé, défendu.
La France, pourtant bien outillée juridiquement, reste encore en retrait. Clubs, syndicats, joueurs : il est temps de rattraper le tempo. Car demain, la valeur d’un joueur ne se lira plus seulement dans un transfert ou un salaire, elle se mesurera aussi à sa capacité à maîtriser ce qu’il produit sans trop le savoir : sa donnée.