Rennes 1975 – Marseille 2025 : pourquoi la chasse aux sorcières empêche d’apprendre
La défaite de l’Olympique de Marseille à Rennes n’a pas seulement fait mal au classement : elle a surtout révélé une dynamique profondément ancrée dans la culture footballistique contemporaine.
Dans les couloirs du vestiaire, l’altercation entre Adrien Rabiot et Jonathan Rowe a symbolisé un réflexe connu : transformer l’échec collectif en chasse au bouc émissaire. Le scénario est familier : un joueur “fort” s’en prend à un joueur fragilisé, les tensions s’emballent, et le débat sur le contenu du match disparaît derrière le fracas des reproches personnels.
Cet épisode illustre un travers qui dépasse largement le cas marseillais. Dans de nombreux clubs, la défaite n’est pas l’occasion d’une analyse constructive, mais le déclencheur d’une désignation rapide de coupables. Cette “culture du responsable”, au sens le plus toxique du terme, installe un climat de peur et bloque toute progression. Pourtant, l’échec est une matière première précieuse : il peut être un formidable outil d’apprentissage, à condition d’être traité avec méthode et lucidité.
Comprendre la mécanique du bouc émissaire
Quand la défaite appelle un coupable
Au football, une défaite est rarement neutre. Elle agit comme un catalyseur d’émotions, déclenchant une recherche immédiate de fautifs. Dans le cas de l’OM à Rennes, la tension a explosé avec l’altercation entre Adrien Rabiot et Jonathan Rowe, deux profils que tout oppose : le premier, cadre supposé incarner le leadership ; le second, joueur sur le départ, donc plus exposé aux critiques. La mécanique est classique : plus le joueur est fragile dans la hiérarchie, plus il est vulnérable à la désignation.
Ce phénomène repose sur une illusion rassurante : si quelqu’un est responsable, alors le problème est circonscrit.
Cette simplification réduit une réalité complexe (erreurs tactiques, fatigue, manque de coordination collective) à une cause unique incarnée par une personne.
Les statuts et les hiérarchies comme amplificateurs
La scène Rabiot–Rowe met aussi en lumière une hiérarchie implicite : la star peut se permettre de pointer du doigt le joueur moins influent. Cette asymétrie nourrit un climat de crainte.
Dans ce contexte, l’erreur du “faible” devient intolérable, alors qu’elle fait partie du jeu. Ce mécanisme mine la solidarité d’équipe : au lieu d’analyser pourquoi le collectif a failli, on concentre l’attention sur un individu.
Le rôle des biais cognitifs
Les psychologues identifient plusieurs biais qui expliquent cette propension au bouc émissaire :
- Biais de simplification : notre cerveau cherche une explication rapide.
- Biais d’attribution : tendance à surestimer les causes internes (l’erreur d’un joueur) et sous-estimer les causes externes (le système de jeu, la tactique).
- Illusion de contrôle : en sanctionnant un coupable, on croit pouvoir éviter le problème à l’avenir.
Ces mécanismes rassurent mais empêchent le vrai apprentissage.
Coupable ou responsable : au fond, quelle différence ?
Deux postures radicalement opposées
L’épisode de Rennes met en lumière une confusion récurrente : chercher un coupable n’a rien à voir avec identifier un responsable.
- Chercher un coupable, c’est désigner quelqu’un à blâmer pour apaiser la colère. Cela soulage sur le moment, mais installe un climat de peur. Les joueurs craignent d’être la prochaine cible et n’osent plus prendre de risques.
- Identifier un responsable, c’est reconnaître qu’une situation appartient à un collectif et qu’il faut en tirer des enseignements pour progresser. La responsabilité devient un levier d’action, et non une condamnation.
Ces deux démarches sont fondamentalement incompatibles : la première ferme la porte à l’amélioration, la seconde l’ouvre en grand.
Dans le cas de l’OM, la focalisation sur Rowe a masqué les vraies questions : pourquoi, à onze contre dix, l’équipe n’a-t-elle pas su garder le contrôle ? Quelles failles tactiques ou mentales ont permis à Rennes de reprendre le dessus ?
La leçon des grands collectifs
Dans les clubs et sélections qui gèrent l’échec de façon constructive, on distingue systématiquement l’acte de l’individu. Une erreur technique ou un mauvais choix peuvent être analysés sans réduire le joueur à sa faute.
Le staff parle alors en termes de situations : “nous n’avons pas bien géré la transition défensive”, plutôt que “X a mal défendu”.
Cette nuance change tout : le problème reste collectif, et la solution devient un projet partagé.
Le prisme girardien du bouc émissaire
René Girard a montré que les sociétés, face à une crise, cherchent souvent à canaliser la violence en désignant un bouc émissaire. Le football, par sa dramaturgie et sa charge émotionnelle, illustre parfaitement ce mécanisme.
Après Rennes, le besoin de trouver une cible a temporairement apaisé la colère du vestiaire. Mais à long terme, cette logique est destructrice : l’énergie qui devrait servir à corriger le jeu se disperse dans des conflits internes.
Les conséquences de la chasse aux sorcières
La paralysie de la performance
Lorsqu’un vestiaire fonctionne sous la menace du blâme, la créativité se rétracte. Chaque joueur cherche avant tout à ne pas se faire remarquer négativement.
Cela se traduit par des passes de sécurité, une réduction des prises de risque, et une incapacité à surprendre l’adversaire.
La peur d’être désigné comme fautif inhibe le geste audacieux, pourtant indispensable au football actuel.
La cohésion fragilisée
La désignation d’un coupable fracture la solidarité. L’équipe ne parle plus d’un “nous”, mais d’un “eux contre lui”.
Dans le cas de Rowe, le message implicite envoyé au groupe était clair : celui qui trébuche peut devenir la cible. Cette dynamique alimente la méfiance et empêche la confiance réciproque, pilier de toute performance collective.
Le cycle vicieux de l’échec
Une équipe qui gère ses défaites en cherchant des têtes à couper s’enferme dans un cercle auto-destructeur :
- Défaite → colère → désignation d’un coupable.
- Climat de peur → moins de créativité.
- Moins de créativité → nouvelles défaites.
- Nouvelles défaites → nouveaux coupables.
Ce cercle vicieux empêche toute amélioration structurelle.
Au lieu d’identifier les ajustements nécessaires (organisation tactique, gestion de l’intensité, communication interne), l’énergie se perd dans une guerre interne permanente.
La communication déconnectée
À l’OM, ce climat est renforcé par une communication externe souvent ambitieuse, voire triomphaliste, qui promet plus qu’elle ne peut tenir.
La série documentaire estivale ou les déclarations ambitieuses installent des attentes irréalistes. Quand le terrain dément ces promesses, la sanction symbolique tombe plus vite. Cette contradiction nourrit la crise et renforce le réflexe du blâme.
Transformer l’échec en apprentissage
Prendre le temps de l’analyse à froid
Un échec, surtout s’il est douloureux, ne doit jamais être disséqué “à chaud”. La réaction immédiate, chargée d’émotion, produit rarement de la lucidité.
Les clubs qui progressent durablement instaurent une règle simple : attendre 24 à 48 heures avant de tirer des conclusions. Ce délai permet de passer de l’affect au rationnel.
On revoit alors les séquences clés, on mesure l’écart entre le plan de jeu et son exécution, et l’on dégage des pistes d’amélioration sans surréagir.
Responsabiliser sans accuser
La responsabilisation constructive consiste à nommer les problèmes sans désigner de coupables. Par exemple :
- Dire “nous avons manqué d’agressivité sur la transition défensive” plutôt que “X n’a pas défendu”.
- Dire “notre pressing collectif s’est désorganisé après la 70e minute” plutôt que “l’attaquant n’a pas fait l’effort”.
Ce choix de vocabulaire transforme la défaite en objet d’étude partagé. Chaque joueur peut se reconnaître dans l’analyse, sans se sentir isolé ou humilié.
Créer une gouvernance claire de la crise
L’après-défaite est aussi une question d’organisation. Les clubs les plus solides adoptent une communication unifiée : une seule voix, celle du coach ou du capitaine, résume le match et annonce les ajustements.
Les querelles internes restent dans le vestiaire, évitant que la presse ou le public ne s’engouffrent dans les tensions. Cette discipline communicationnelle protège le groupe et lui permet de se recentrer sur le jeu.
Développer une pédagogie de l’erreur
Le football de formation insiste souvent sur la technique ou le physique, mais l’apprentissage de la gestion de l’erreur est tout aussi crucial.
Une erreur individuelle peut être dédramatisée et transformée en cas d’école : “Que pouvions-nous faire autrement ?”, “Quelles solutions étaient disponibles ?”.
Dans cette approche, l’échec devient un outil d’entraînement mental, qui prépare mieux à la prochaine rencontre qu’une victoire mal analysée.
La responsabilité partagée comme culture de progression
Enfin, la responsabilité constructive doit être vécue comme un principe collectif : chacun prend en charge sa part, mais toujours dans le cadre du projet d’équipe.
C’est dans ce climat que les joueurs osent tenter, qu’ils innovent sur le terrain et qu’ils bâtissent une confiance durable.
Loin de la chasse aux sorcières, cette culture nourrit un cercle vertueux : plus d’audace, plus de solidarité, et in fine, plus de performances.
Scapegoating FC et le miroir d’un mal universel
Teddy Teuma à Reims : le joueur sacrifié
À l’été 2025, Teddy Teuma a confié avoir été écarté du Stade de Reims avec ces mots :
« Ils ont cherché un bouc émissaire par rapport aux mauvais résultats de l’équipe et c’est tombé sur moi ».
Cette confession montre que la logique n’est pas propre à Marseille : dès qu’un collectif vacille, le réflexe est de désigner un joueur, souvent parmi les plus exposés ou les moins protégés par leur statut. Ce choix ponctuel soulage, mais fragilise à long terme le climat du vestiaire.
Ronald Araujo au Barça : le poids des grands clubs
Au FC Barcelone, Ronald Araujo a récemment été pointé comme principal fautif lors de l'élimination européenne du Barça.
Les supporters, relayés par une partie de la presse, ont exigé son départ. Ici encore, l’émotion collective a surpassé l’analyse rationnelle : l’échec du Barça reposait sur une série d’erreurs tactiques et structurelles, mais le blâme s’est cristallisé sur un seul joueur. Cette disproportion révèle combien la pression médiatique accentue le mécanisme du bouc émissaire dans les clubs à forte exposition.
Rennes 1974-75 : l’histoire se répète
Le phénomène n’est pas nouveau. Dès les années 70, le Stade Rennais avait connu une véritable “chasse aux sorcières” interne, où dirigeants et joueurs s’accusaient mutuellement après une saison ratée. Cette période a durablement affaibli le club, et illustre que les querelles intestines peuvent faire autant de dégâts que les défaites sportives.
Un mal structurel du football
De Marseille à Barcelone, de Reims à Rennes, l’histoire se répète : au lieu d’identifier collectivement les failles du système, le football cherche à personnifier l’échec.
Ce mécanisme, séduisant par sa simplicité, produit toujours les mêmes effets : tensions accrues, perte de cohésion, et retard dans la construction d’une culture de progrès.
La défaite de l’OM à Rennes, comme tant d’autres épisodes en France ou à l’étranger, rappelle une évidence : le football vit trop souvent sous le règne du coupable, alors qu’il devrait s’appuyer sur la responsabilité constructive. La logique du bouc émissaire soulage un instant, mais elle détruit la cohésion, paralyse la performance et condamne une équipe à répéter les mêmes erreurs.
Au contraire, les clubs, les entraîneurs et les joueurs qui choisissent d’affronter l’échec comme une matière première à travailler transforment leurs défaites en ressources. Une analyse lucide, menée collectivement, permet de tirer des enseignements tactiques, physiques, mentaux et communicationnels. C’est cette capacité à apprendre ensemble qui distingue les collectifs durables des vestiaires instables.
Ce n’est pas l’échec qui met en danger une équipe ou un joueur, mais la manière de le gérer. L’OM, comme tout club ou toute école de foot, a le choix : entretenir la peur et le blâme, ou instaurer une culture de responsabilité partagée. L’Histoire du foot montre que seule la seconde voie mène à la progression.