Telegram, X, Discord : la nouvelle tribune des Ultras
Les tribunes du football ne résonnent plus seulement des chants et des tambours. Depuis quelques années, une nouvelle scène s’est imposée : celle des réseaux sociaux, où les groupes ultras ont pris position avec la même ferveur qu’en tribune. Telegram, Discord, Twitter... ces outils numériques sont devenus leurs nouvelles armes de coordination, de revendication voire de pression.
Nés dans les stades avec une volonté farouche de défendre l’identité des clubs, certains groupes dérivent aujourd’hui vers des formes de radicalisation digitale. Cyberharcèlement de joueurs, manipulation médiatique, économie souterraine... Le phénomène prend de l’ampleur. Mais il révèle aussi les failles d’un système où supporters, clubs et intérêts économiques s’entrechoquent dans une lutte d’influence permanente.
Comment ces communautés de fans passionnés sont-elles devenues des acteurs numériques puissants, capables de faire trembler clubs et institutions ? Quel est le prix à payer quand la loyauté devient stratégie, et la passion, pression ?
La ferveur (radicale) des groupes ultras
Des tribunes aux symboles identitaires
Le terme “ultra” puise ses racines dans le latin ultra, signifiant “au-delà”. Un mot parfaitement choisi pour décrire l’engagement de ces groupes de supporters extrêmes, nés en Italie à la fin des années 1960.
Dès leurs débuts, les ultras se sont distingués par une présence constante en tribune (à domicile comme à l’extérieur), une créativité visuelle impressionnante (tifos géants, banderoles, drapeaux) et un sens de la coordination poussé (chants rythmés, pyrotechnie, animations collectives).
Plus qu’un soutien, c’est une mission que se donnent ces supporters : protéger l’âme du club, quitte à s’opposer à sa direction.
En France, on recense aujourd’hui 328 groupes ultras, aux orientations très diverses. Si certains affichent des positions politiques affirmées, d’autres revendiquent une indépendance totale vis-à-vis du champ politique.
Certaines tribunes sont historiquement ancrées dans des traditions antifascistes ou libertaires, tandis que d’autres ont déjà été pointées du doigt pour des dérives vers des idéologies plus radicales. Cette polarisation dans certains stades ou canaux numériques ne saurait, toutefois, résumer la diversité du mouvement ultra en France.
Une radicalisation à visage numérique (2020–2025)
Ces dernières années, une mutation inquiétante s’est amorcée. Certains groupes glissent de la passion à l’intimidation, voire à la violence.
Le cas des Merlus Ultras de Lorient est symptomatique.
Depuis la rentrée 2024, les incidents se multiplient avec des jets de balles de tennis sur la pelouse, des intrusions en tribune, et l'usage de lasers contre les joueurs adverses. Une dérive qui n’est plus seulement visible dans les stades.
À Rennes, la tribune Mordelles, longtemps considérée comme antiraciste et inclusive, a progressivement laissé place à une tolérance envers des groupes néo-nazis, notamment la présence documentée de membres du Ligallo Fondo Norte.
Cette dérive politique s’observe aussi en ligne : des boucles Telegram comme “Ouest Casual”, identifiées par StreetPress, réunissent des hooligans d’extrême droite de différents clubs.
Ce basculement affiche un paradoxe : plus les stades sont encadrés, plus les ultras investissent des espaces numériques où la modération est plus floue, voire absente. Et c’est là que commence une nouvelle forme de confrontation, plus insidieuse, mais tout aussi influente.
La conquête du numérique : Telegram, Discord, Twitter/X
Telegram : l’arène des ultras
Parmi les plateformes préférées des groupes ultras, Telegram occupe une place centrale. Avec ses canaux anonymes, sa faible modération et ses fonctionnalités de diffusion massive, l’application offre un espace idéal pour s’organiser, communiquer et... parfois transgresser.
Des canaux comme “Ultras Made in France” ou “ULTRAS TIFO” cumulent des milliers d’abonnés. On y retrouve des annonces de déplacements, des concours, des tombolas, mais aussi des contenus plus radicaux : vidéos de confrontations, messages cryptés, ou logistique d’actions coordonnées.
Telegram devient ainsi le cœur battant d’un hooliganisme 2.0, où certains groupes organisent leurs affrontements sans laisser de trace publique.
Plus préoccupant encore, des boucles comme “Ouest Casual” rassemblent plusieurs milliers d’abonnés issus de différentes mouvances, avec une tendance marquée vers une extrême droite violente.
Discord : l’organisation souterraine
Moins exposé que Telegram, Discord est utilisé pour sa capacité à structurer des communautés. Chaque serveur fonctionne comme un microcosme : salons dédiés aux tifos, à la logistique des déplacements, à la gestion des cotisations ou... à la revente illégale de billets.
Certains serveurs, repérés par des enquêtes journalistiques, réunissent plus de 700 membres, avec des bots automatisant la gestion des ventes. Le tout peut générer jusqu’à 2000 euros par mois pour les administrateurs, dans une opacité quasi totale.
Mais Discord n’est pas qu’un outil logistique car pour beaucoup de jeunes ultras issus de la Génération Z, c’est avant tout une infrastructure contestataire à part entière.
On y construit une culture commune, entre memes, archives vidéo et débats internes. Cette virtualisation de l’activisme ultra marque une rupture générationnelle avec les anciens modes d’engagement, souvent plus territorialisés.
Twitter/X : la vitrine et le champ de bataille
Sur Twitter/X, le mouvement ultra s’expose, s’organise… et parfois s’embrase.
De plus en plus, cette plateforme est utilisée pour mener des campagnes ciblées contre des joueurs, dirigeants ou journalistes. Hashtags viraux, vagues d’insultes, harcèlement coordonné : les clubs surveillent en permanence ce qui s’y dit, conscients de l’impact réputationnel.
Comme le souligne le journaliste indépendant Romain Molina, Twitter est devenu “the place to be” pour tous les acteurs du football.
Des comptes influents y publient des scoops, participent à des négociations officieuses ou orchestrent des pressions collectives. Certaines figures ultras y obtiennent même des accréditations presse, preuve d’une reconnaissance officieuse de leur influence numérique.
Mais ce pouvoir n’est pas neutre. En manipulant les récits, en lançant des raids numériques ou en diffusant de fausses informations, certains groupes détournent les réseaux sociaux pour construire un rapport de force, quitte à court-circuiter les institutions du football.
Cyberharcèlement : la passion qui bascule en persécution
Quand les réseaux deviennent armes d’intimidation
L’investissement massif des ultras sur les réseaux sociaux donne aussi naissance à une forme de pression continue, notamment envers les joueurs, dirigeants ou journalistes. La logique de groupe, couplée à l’anonymat numérique, crée un climat où les dérapages sont facilités.
Des figures comme Presnel Kimpembe (PSG) ou Denis Bouanga (ex-ASSE) ont été pris pour cibles après des matchs jugés insuffisants.
Et cette pression ne s’arrête pas au foot puisque des joueurs de rugby à Clermont ou des figures médiatiques comme Giovanni Castaldi ont subi des campagnes de harcèlement coordonnées. Derrière ces attaques, on retrouve souvent des communautés numériques ultra-engagées, actives sur Twitter, Discord ou Telegram.
L’immédiateté comme facteur d’explosion émotionnelle
Sur Twitter/X ou Discord, la temporalité est celle de l’instant.
Cette culture de l’instantanéité, renforcée par les outils numériques des ultras, favorise des réactions disproportionnées, parfois même organisées.
C’est dans ce contexte que s’insère l’univers des paris sportifs. Certains supporters ne suivent plus les matchs uniquement pour le résultat collectif, mais aussi pour des enjeux individuels précis : nombre de passes, tirs cadrés, fautes subies... Des plateformes, y compris site de paris hors ARJEL, proposent ce type de paris ciblés, souvent en direct, ce qui intensifie le sentiment d’enjeu personnel pour certains spectateurs.
Une mauvaise performance ne génère alors pas seulement de la frustration sportive, mais parfois une frustration financière, surtout lorsqu’elle est partagée et amplifiée dans des communautés numériques actives.
Une régulation en retard sur les usages
Face à ces mutations, les clubs et les ligues tardent à réagir de manière unifiée.
La Premier League a organisé un week-end de blackout sur les réseaux sociaux pour dénoncer le cyberharcèlement, mais en France, les mesures restent éparses. Le phénomène reste complexe à encadrer, surtout lorsqu’il touche des sphères numériques privées, souvent transnationales.
Entre engagement passionné et stratégies d’influence, les ultras digitalisés sont devenus des acteurs puissants, mais parfois incontrôlables, dans l’écosystème du football contemporain.
Armées numériques : les clubs orchestrent la riposte
La manipulation sous contrat
Le Paris Saint-Germain n’a pas seulement été une cible des campagnes en ligne. Il en a aussi parfois été l’initiateur, comme l’ont révélé plusieurs enquêtes journalistiques.
Entre 2018 et 2020, le club a mandaté une agence de communication externe pour créer une “armée numérique” sur Twitter avec pour objectif de défendre l’image du club... mais aussi déstabiliser certains acteurs du monde du football.
Au moins dix faux comptes ont été créés, dont l’influent “Paname Squad”, chargé de relayer des contenus favorables au club, tout en attaquant violemment joueurs, journalistes ou dirigeants jugés critiques.
Parmi les cibles : Mediapart, L’Équipe, Jean-Michel Aulas, mais aussi... Kylian Mbappé lui-même, dans le cadre de tensions internes.
La mécanique ? Diffuser des informations exclusives pour gagner en crédibilité, puis enchaîner par des attaques ciblées, des campagnes d’intimidation ou des calomnies. Le tout pour un budget estimé à plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Barça, Real, et les autres
Le PSG n’est pas un cas isolé. En Espagne, lors de l’affaire du Barçagate (2020), le FC Barcelone a lui aussi été accusé d’avoir mis en place un réseau de comptes anonymes pour influencer l’opinion publique et déstabiliser certains joueurs.
Ces opérations sont devenues une pratique répandue parmi les grands clubs, souvent externalisées à des agences spécialisées dans la communication numérique d’influence.
Comme l’explique Romain Molina, de nombreuses équipes organisent aujourd’hui des réunions avec des “comptes influents” sur les réseaux pour leur transmettre des consignes, des scoops ou des éléments de langage.
En retour, ces comptes bénéficient de privilèges : accès en avant-première, accréditations presse, invitations VIP.
Le cas Fabrizio Romano illustre parfaitement cette logique.
Le journaliste italien, suivi par plus de 100 millions de personnes en 2025, est devenu un partenaire stratégique pour les clubs.
Certains orchestrent directement avec lui leurs annonces, l’incluent dans leurs vidéos officielles, voire lui donnent des informations en exclusivité pour contrôler le timing de la communication.
En février 2024, un scandale éclate lorsqu’un média danois révèle que sa société proposait aux clubs des mentions payantes sur ses réseaux.
Le FC Copenhague et Vålerenga confirment avoir été approchés. Romano choisit le silence, mais l’affaire rappelle que la frontière entre information et marketing s’est complètement effacée.
La communication est une stratégie d’attaque
Cette évolution marque une rupture. Les clubs ne se contentent plus de gérer leur image : ils la fabriquent, parfois de manière agressive, dans une logique quasi politique.
En s’inspirant des pratiques issues du marketing ou du militantisme, certains directeurs de communication n’hésitent plus à utiliser la polémique comme levier d’influence, voire comme outil de disqualification de leurs opposants internes ou externes.
Dans cet écosystème, les supporters eux-mêmes deviennent des instruments ou des cibles. Et certains groupes ultras, qui se veulent gardiens de l’authenticité du club, voient d’un mauvais œil cette manipulation du récit officiel par des agences ou des stratèges numériques déconnectés du terrain.
Clubs x Ultras : complicité, méfiance et rapports de force
Des alliances tacites et intérêts croisés
Malgré les tensions apparentes, les clubs et les groupes ultras ne peuvent pas totalement se passer les uns des autres.
Pour les directions, les ultras représentent un atout précieux en termes d’ambiance, de fidélité, et même de marketing territorial. Pour les supporters organisés, les clubs sont des sources indirectes de financement et de reconnaissance.
Des formes de complicités discrètes existent : quotas de places attribués, facilités logistiques pour les déplacements, ou achats groupés de billets à prix négocié. Ces mécanismes permettent parfois de contourner les règles officielles, notamment sur la revente encadrée, et alimentent une économie parallèle.
Le Collectif Ultras Paris (CUP) a par exemple été accusé de recevoir des paiements secrets pour assurer la mise en scène des tribunes.
Si le club et le CUP ont d'abord démenti toute forme de corruption, des facilités logistiques et des accords financiers indirects ont été reconnus par les intéressés.
Certains groupes ultras deviennent des partenaires de fait, parfois plus influents que les supporters traditionnels ou les structures de fans “officielles”.
Des conflits de plus en plus fréquents
Mais la lune de miel ne dure pas toujours. Les exemples récents abondent.
À Strasbourg, des associations ultras ont dénoncé une politique de censure : bannissement de banderoles, refus de renouvellement de conventions, surveillance renforcée.
À Lille, des supporters ont envahi le terrain pour agresser des joueurs après une série de mauvais résultats, et ont provoqué un scandale national.
Au Paris FC, les tensions ont atteint un point de rupture avec la dissolution du groupe “Légion X” par les autorités, en raison de comportements violents et identitaires. Une réaction rare mais significative, qui montre que l’État peut intervenir lorsque les limites sont franchies.
Dans d’autres cas, ce sont les projets économiques qui cristallisent les oppositions. Au Paris FC encore, des groupes ultras ont menacé de boycotter le club en cas de rachat par Red Bull, et ont dénoncé une marchandisation de l’identité locale.
Le poids politique des leaders de tribune
Certains leaders ultras jouent désormais un rôle politique à part entière dans la vie du club.
À Marseille, Rachid Zeroual, figure des South Winners, est régulièrement décrit comme une personnalité capable d’influencer les décisions stratégiques du club. Son avis pèse dans les négociations sur les prix des billets, les horaires de match, ou les campagnes de communication.
Ces figures charismatiques, souvent issues de la rue et dotées d’une forte légitimité locale, incarnent une forme de pouvoir parallèle. Un pouvoir difficile à réguler, mais avec lequel les directions de clubs doivent composer, bon gré mal gré.
Une économie souterraine difficile à encadrer
Revente de billets : un marché gris bien structuré
Malgré les interdictions légales (article 313-6-2 du code pénal), la revente non officielle et habituelle de billets constitue une source de revenus pour certains groupes ultras.
Des serveurs Discord privés, parfois accessibles uniquement sur invitation, organisent la mise en vente automatisée de places via des bots, avec un système de file d’attente et de paiement sécurisé.
Certains utilisateurs parviennent à générer jusqu’à 2000 euros par mois, en revendant des abonnements ou des billets à des tarifs supérieurs.
Ces pratiques prolifèrent d’autant plus que les clubs, souvent à guichets fermés, peinent à contrôler ce marché secondaire numérisé.
Merchandising alternatif et autofinancement
De nombreux groupes ont développé leur propre écosystème de vente parallèle : maillots personnalisés, écharpes, autocollants, et drapeaux.
Ce merchandising “off” permet non seulement de renforcer l’identité visuelle du groupe, mais aussi de financer les animations, les déplacements, voire le matériel pyrotechnique.
S’ajoutent à cela des cagnottes participatives sur des plateformes dédiées.
En 2024, certains groupes parisiens ont même lancé un financement participatif pour attaquer leur propre club en justice, accusé de trahir ses valeurs fondatrices. Un exemple parmi d’autres d’un activisme économique et juridique à géométrie variable.
Le football se façonne aussi sur les fils Telegram, dans les salons Discord et au cœur des campagnes numériques lancées sur Twitter/X.
Les ultras, longtemps perçus comme simples supporters passionnés, sont devenus des acteurs numériques stratégiques, capables d’influencer le récit d’un match, de faire pression sur une direction ou de polariser l’opinion publique.
Mais cette puissance s’accompagne de dérives : harcèlement, manipulations, réseaux opaques, parfois à la limite de la légalité.
Face à cette nouvelle réalité, clubs, institutions et plateformes numériques doivent apprendre à coexister avec des groupes ultras hyper-connectés, sans céder à la complaisance ni tomber dans la répression systématique.
Le défi ? Trouver un équilibre entre liberté d’expression, engagement populaire et intégrité du jeu. Un chantier aussi complexe qu’indispensable, à l’heure où la ligne entre passion et pression n’a jamais été aussi mince.