Brainrot, célébrations et TikTok : le foot est-il devenu un mème ?

En novembre 2025, Antoine Griezmann inscrit un but pour l’Atlético Madrid. Il célèbre d’un geste étrange, paumes vers le haut, balançant légèrement les mains. À ses côtés, ses coéquipiers rient. Les ados, eux, comprennent instantanément : Griezmann vient de faire le “6-7”, une référence directe à l’un des mèmes les plus viraux de l’année.
D’abord lancé dans les sphères du rap et du basketball américain, ce code culturel est devenu un pont générationnel entre la Génération Alpha et le monde du football.

Mais au-delà de ce simple geste, c’est toute une langue nouvelle faite de termes comme rizz, delulu, sigma ou cringe qui s’installe sur les terrains et dans les vestiaires.
Portée par TikTok, remixée par des millions de jeunes, elle façonne désormais la manière dont le football est consommé, célébré et raconté.

Le phénomène 6-7 n’est donc pas une simple tendance : il est le symptôme d’un basculement culturel profond. Celui d’un sport planétaire qui, pour rester en phase avec sa base la plus jeune, apprend à parler leur langage. Bienvenue dans le football à l’ère du brainrot.

“6-7” : un cri générationnel devenu geste footballistique

Au départ, rien ne destinait cette simple suite de chiffres à envahir les stades européens. “Six-Seven” est d’abord le refrain d’un morceau confidentiel du rappeur américain Skrilla, publié en décembre 2024 sur SoundCloud.

La chanson est reprise dans des vidéos TikTok, où elle est utilisée pour illustrer des moments exagérément dramatiques ou absurdes.
Mais c’est un certain Taylen Kinney, barista américain fan de basket, qui propulse le mème dans une autre dimension : lors d’un test de café filmé, il lâche un “six... six-seveeen” théâtral, le tout accompagné d’un mouvement de main devenu signature.

Le clip devient viral, notamment dans l’univers du basket NBA, où des fans notent les performances de leurs joueurs préférés avec ce fameux “6-7”. La coïncidence parfaite ? Plusieurs stars du basket, comme LaMelo Ball, mesurent précisément 6 pieds 7 pouces (environ 2,01 m), renforçant le caractère “légendaire” du nombre.

Mais le vrai catalyseur, c’est un enfant. Maverick Trevillian, filmé en mars 2025 pendant un match, reprend le cri et le geste avec une intensité qui enflamme TikTok.

Repris par des millions d’utilisateurs, il devient le “67 Kid”, icône d’un mème désormais planétaire.

Le terme “6-7” a même été élu Mot de l’année 2025 par Dictionary.com, fin octobre, juste avant son explosion dans le football grâce à Antoine Griezmann. Ce couronnement symbolique confirme l’ancrage viral et culturel du phénomène.

Griezmann, Antonio, Juventus : les passeurs footballistiques

La transition vers le football est rapide.
Dès avril 2025, des montages apparaissent : des compilations de dribbles, de buts ou de ratés notés en “6-7”, avec la fameuse bande-son.
Mais c’est Antoine Griezmann qui donne au mème sa légitimité footballistique. En novembre 2025, il célèbre un but pour l’Atlético Madrid en mimant le geste. Le clip explose sur les réseaux.
En Angleterre, Michail Antonio fait de même devant les caméras après un match de FA Cup. Même la Juventus, pourtant club au branding plus traditionnel, s’en amuse via ses réseaux officiels.

Le “6-7” devient alors un langage partagé entre joueurs et jeunes fans, une manière d’affirmer sa connexion avec les codes culturels viraux.
Cette adoption n’est ni innocente ni anecdotique : elle montre comment le football se transforme en produit culturel souple, modulable, connecté aux tendances digitales les plus éphémères.

Génération Alpha : la nouvelle audience stratégique du football

Ils sont nés après 2010, souvent dans un monde déjà saturé d’écrans, d’algorithmes et de flux vidéo infinis.
La Génération Alpha, dont les plus âgés ont aujourd’hui 15 ans (nés en 2010), est la première à grandir dans un écosystème numérique natif : TikTok, YouTube Shorts, filtres, remix, hashtags et mèmes font partie de leur environnement quotidien.

Un rapport différent au football

Contrairement aux générations précédentes, les jeunes Alpha ne découvrent pas le football uniquement à travers les matchs du week-end, mais via des formats courts, souvent viraux, publiés sur les réseaux sociaux. Une célébration stylée, une bourde hilarante, une réplique d’interview deviennent parfois plus marquantes que le score final.

Les derniers rapports de We Are Social et Meltwater montrent que chez les plus jeunes, TikTok et Instagram s’imposent comme premiers écrans pour la vidéo, loin devant la télévision traditionnelle, y compris pour le sport.

Une culture visuelle, remixable, participative

Le succès du “6-7” s’explique aussi par les nouveaux modes d’expression de cette génération. Sur TikTok ou YouTube Shorts, l’utilisateur devient (parfois) acteur en réinterprétant un geste, un son ou un code. Cette logique de participation s’applique parfaitement au football, où les célébrations lors des actions spectaculaires deviennent des “templates” à reproduire.

Authenticité, humour, codes implicites : c’est sur ce triptyque que les footballeurs connectent avec cette audience. En reprenant des gestes viraux comme le 6-7, ils parlent la langue de leurs jeunes fans, sans passer par les canaux institutionnels.

Le lexique viral qui envahit les terrains

Le “6-7” n’est que la pointe émergée d’un vocabulaire en constante évolution, qui a quitté les forums et TikTok pour s’infiltrer jusque dans les vestiaires, les tribunes et les commentaires en ligne des matchs.
Ce lexique, à la fois ludique, absurde et identitaire, façonne désormais la manière dont le football est raconté, célébré et vécu.

Les expressions valorisantes

  • Rizz : contraction de charisma, ce mot est utilisé pour désigner un joueur au charisme évident, que ce soit dans sa gestuelle, son jeu ou sa posture. Un Griezmann qui célèbre avec style, un Haaland imperturbable devant le but : “Il a du rizz”.
  • Slay / Ate and left no crumbs : ces expressions valorisent une action brillante ou une performance sans faute. Parfaitement adaptées aux vidéos highlight, elles accompagnent des clips où un joueur domine littéralement son adversaire.
  • Aura points : sorte de score imaginaire attribué à un joueur pour son style, sa prestance ou sa capacité à imposer un “mood”. Erling Haaland en est devenu l’archétype avec ses célébrations zen.
  • Sigma : dérivé du sigma male, ce terme glorifie les joueurs solitaires, indépendants, qui semblent au-dessus des règles sociales. Haaland ou Bellingham sont souvent décrits ainsi par les jeunes fans.

Les expressions critiques ou moqueuses

  • Mid : désigne une performance jugée moyenne ou sans saveur. Un joueur qui enchaîne les passes latérales devient vite une cible du “mid check”.
  • Cringe : moment gênant ou inapproprié, souvent attribué à une célébration ratée ou un post trop “forcé” d’un joueur en quête de hype.
  • NPC : pour Non-Playable Character. Appliqué aux joueurs jugés inexpressifs ou dépourvus de personnalité. Littéralement : ils sont là, mais sans impact.
  • Delulu : contraction de delusional. Utilisé pour désigner les fans (ou parfois les joueurs eux-mêmes) qui se bercent d’illusions. Exemple : un supporter persuadé que son club va gagner la Ligue des Champions avec une équipe moyenne sera qualifié de “delulu”.

Le “brainrot” et l’absurde assumé

Ce néologisme — littéralement “cerveau pourri” — désigne la surconsommation de contenus absurdes ou sans logique, jusqu’à provoquer une sorte de fatigue mentale... mais joyeusement assumée.
Dans cet univers, on retrouve des références telles que :

  • Skibidi : clin d’œil à la série YouTube Skibidi Toilet, mélange de danse, toilettes et absurdité totale. Des montages l’associent déjà à des buts ou célébrations de joueurs.
  • Fanum Tax : expression issue du streamer Fanum, désignant l’acte de “voler” de la nourriture ou une occasion. Dans le foot, elle est utilisée pour rire d’un joueur qui vole un but à un coéquipier.
  • Gyatt, Ohio, Mewing… autant de termes devenus viraux sans logique apparente, mais porteurs d’une identité générationnelle cryptée.

Comment les clubs et les joueurs surfent sur ces codes

Face à l’émergence de ce nouveau langage numérique, les clubs professionnels et les joueurs les plus connectés ont compris qu’il fallait savoir “parler Gen Alpha”.
Pour rester visibles, engageants et pertinents, ils s’approprient les codes des jeunes, souvent avec une efficacité redoutable.

Des clubs devenus créateurs de contenu

Le RC Lens est l’un des cas d’école en France.
En à peine 18 mois, le club a dépassé le million de followers sur TikTok, en misant sur des formats courts mêlant humour, coulisses, trends et auto-dérision. Le club n’hésite pas à exploiter les sons viraux, les mèmes populaires ou encore les expressions en vogue dans ses vidéos de joueurs.

Le PSG, lui, survole les classements avec plus de 42 millions d’abonnés TikTok à l’échelle mondiale.

En partenariat avec la LFP, la stratégie TikTok de la Ligue 1 repose sur une logique de contenus “snackables”, avec un total cumulé de 77 millions de followers et 2,8 milliards de vues début 2025.

Les joueurs les plus “gen alpha compatibles”

Certains footballeurs sont devenus de véritables icônes numériques.

  • Antoine Griezmann : l’un des premiers à intégrer les codes TikTok dans ses célébrations. Le 6-7 n’est que le dernier exemple d’une longue série (danses Fortnite, clin d’œil au dab, etc.).
  • Erling Haaland : son geste zen post-but est devenu un template sur les réseaux. Il incarne la coolitude silencieuse, accumulant les “aura points” à chaque match.
  • Vinicius Jr : ses danses de célébration sont systématiquement reprises sur TikTok, notamment celles réalisées avec Camavinga ou Mbappé. Ces moments fusionnent culture brésilienne, humour et codes viraux.
  • Jude Bellingham : ses célébrations deviennent des marqueurs culturels, entre provocation, style et maîtrise de la viralité. Il joue sur le fil entre performance et transgression.

Les célébrations sont le nouveau langage viral

Les célébrations de but sont désormais pensées comme des signaux culturels, souvent plus forts que les mots. Elles deviennent :

  • des références croisées (NBA, jeux vidéo, TikTok),
  • des formats remixables sur les réseaux,
  • des marques personnelles (branding).

EA Sports FC 25 l’a bien compris : le jeu vidéo propose des célébrations inspirées de TikTok, comme le 6-7 ou des danses issues des contenus les plus regardés.

Pourquoi cette fusion football–slang digital est stratégique

Derrière les mèmes, les cris absurdes et les danses TikTok se cache une véritable stratégie d’adaptation culturelle.
Le football professionnel n’adopte pas ces codes pour “faire jeune”, mais parce qu’il sait que l’avenir de son audience dépend de sa capacité à parler la langue des nouvelles générations.

Une base de fans en mutation

La Génération Alpha, née entre 2010 et 2025, représentera d’ici dix ans l’essentiel du public actif du football, que ce soit en ligne, dans les stades ou dans les jeux vidéo.
Cette génération ne consomme pas le sport comme ses aînés : elle veut de l’instantané, du remixable, du fun et de l’identifiable.

  • 60 % des jeunes utilisent TikTok ou Instagram comme premier point d’accès à l’info sportive.
  • Le contenu est évalué selon son potentiel viral, pas selon sa profondeur.
  • Les formats longs perdent du terrain, au profit des Reels, Shorts et Stories, conçus pour capter l’attention en moins de 3 secondes .

Authenticité, humour et absurdité

Les marques et les clubs qui performent sont ceux qui acceptent le “déraisonnable”. Un joueur qui fait un “6-7” à l’entraînement est plus susceptible d’apparaître dans les montages de fans qu’un post institutionnel sur un match nul.
La mascotte Duolingo qui feint la mort ou le Skibidi Toilet qui célèbre un but sont devenus des cas d’école du marketing digital absurde mais efficace.

Remixabilité = viralité : plus un contenu peut être réinterprété, parodié ou détourné, plus il s’inscrit dans les usages des jeunes. C’est le cas des célébrations, des sons TikTok ou des hashtags comme #6-7, #rizzgod, #aura ou #cringeFC.

Une nouvelle forme de storytelling

Dans ce contexte, les footballeurs deviennent eux-mêmes des narrateurs, utilisant les gestes, les sons, les mots pour créer une histoire partageable. Ce glissement modifie profondément leur rapport aux fans, leur image publique, et leur rôle dans les stratégies de communication des clubs.

Maîtriser les codes digitaux devient une compétence professionnelle, au même titre que l’endurance ou la vision de jeu.

Les tensions et critiques autour de cette mutation culturelle

Si l’appropriation des codes de la Génération Alpha par le monde du football séduit une partie du public, elle suscite aussi une forme de rejet, notamment chez les parents, éducateurs et professionnels du sport plus traditionnels.
En toile de fond, un débat entre génération, normes culturelles et santé mentale.

L’école en première ligne de la guerre du “6-7”

Aux États-Unis, au Canada et même en France, plusieurs établissements scolaires ont interdit l’usage de l’expression “6-7” en classe.
Les enseignants dénoncent une distraction permanente, des rires incontrôlables à chaque évocation du chiffre, et une incompréhension totale de l’origine du phénomène.

Des professeurs ont même demandé à leurs élèves de rédiger des dissertations de 67 mots sur le sujet, pour canaliser cette obsession absurde et reprendre le contrôle du langage.
Le “6-7” est ainsi devenu un symbole d’irritation générationnelle, à la fois anecdotique et révélateur.

Perte de sens ou nouveau langage ?

L’un des reproches majeurs adressés à cette culture virale est la notion de “brainrot”, littéralement : pourriture cérébrale.
Ce terme décrit une forme de saturation cognitive, provoquée par l’exposition continue à des contenus absurdes, ultra-rapides et souvent dénués de sens logique.

Les critiques estiment que ces pratiques réduisent la capacité de concentration des jeunes, banalisent l’absurde comme nouvelle norme, et créent une fracture entre la culture “des adultes” et celle des ados.

Pourtant, certains sociologues rappellent que ces expressions virales répondent aussi à un besoin d’appartenance, de cryptage et de différenciation. Le langage Gen Alpha est un outil identitaire, au même titre que l’argot dans les années 80 ou le verlan dans les années 2000.

Une fracture générationnelle assumée

Ce fossé n’est pas seulement culturel : il est technique, symbolique et politique. Les jeunes utilisent ces codes pour affirmer leur autonomie linguistique, brouiller les pistes et revendiquer une culture propre, décalée, libre, souvent irrévérencieuse.
Face à eux, beaucoup d’adultes oscillent entre curiosité, exaspération... et tentatives maladroites de récupération.

À première vue, le “6-7” pourrait n’être qu’un énième mème viral, voué à disparaître aussi vite qu’il est apparu. Pourtant, sa trajectoire – du rap underground aux terrains de football européens, en passant par les salles de classe et les réseaux sociaux – révèle bien plus qu’une simple tendance. Il incarne une mutation culturelle profonde, où le sport roi devient le reflet des codes, des langages et des obsessions de la jeunesse connectée.

Dans ce nouvel écosystème, le football parle, danse, mime, ironise. Il devient un espace de création, de remix et d’identification, où les générations les plus jeunes trouvent des héros à leur image, qui célèbrent les buts comme ils célèbrent leurs victoires numériques. Preuve de sa puissance virale, la célébration “6-7” a été intégrée dans EA Sports FC 26 dès octobre 2025, via une mise à jour. Une réactivité qui surpasse celle de nombreux médias traditionnels, et montre à quel point l’industrie du football numérique capte et amplifie ces codes en temps réel.

Comprendre ce phénomène, c’est comprendre le futur du football : un sport globalisé, hyper-connecté, où la frontière entre performance et storytelling s’estompe. Et où, pour avoir de l'impact, il faudra sans doute marquer des "aura points", avoir un max de "rizz" et savoir faire un bon “six-seveeen” !