Le paradoxe français face au modèle Benfica

En 2025, la photo de la formation européenne tient en une tension féconde : la France domine le sujet par nation — volume de joueurs formés, diffusion mondiale, valeur cumulée à la revente — tandis que Benfica s’impose par club grâce à un pipeline qui convertit très tôt le potentiel en minutes au plus haut niveau. Ce « paradoxe » n’en est pas vraiment un : il oppose un écosystème d’une ampleur rare à une institution qui optimise chaque étape, de l’académie à la scène européenne.
En filigrane, une question guide la lecture : si la France excelle par la largeur de son vivier, et Benfica par la densité de ses parcours, quelle stratégie individuelle maximise les chances de percer ?

La France : l’écosystème qui alimente l’Europe (2014–2023)

Un maillage dense, pensé pour faire émerger

La force du modèle français, c’est son architecture : un réseau serré de centres de formation rattachés aux clubs pros, renforcé par des pôles d’excellence comme Clairefontaine.
Sur tout le territoire, plus de 300 conseillers techniques détectent, évaluent et orientent chaque année les profils les plus prometteurs.

Ce système alimente un circuit structuré, des sections sport-études jusqu’aux équipes réserve, avec un objectif clair : former vite, bien, et en nombre. C’est cette chaîne organisée qui permet à la France de produire, saison après saison, une génération capable d’éclore au plus haut niveau.

Une exportation massive et structurante

La domination française ne se joue pas seulement sur le nombre. Elle tient à une dynamique puissante : la capacité à détecter tôt, former vite, et transférer au bon moment.
Les chiffres de la récente lettre du CIES parlent d’eux-mêmes : entre 2014 et 2023, les joueurs formés en France ont généré près de 4 milliards d’euros de transferts, loin devant l’Espagne ou le Brésil.

  1. 🇫🇷 France (3 976 M€)
  2. 🇧🇷 Brésil (2 604 M€)
  3. 🇪🇸 Espagne (2 242 M€)
  4. 🇵🇹 Portugal (1 987 M€)
  5. 🇳🇱 Pays-Bas (1 633 M€)

Ce modèle d’exportation repose sur une réalité bien connue des recruteurs européens : la France forme à grande échelle, dans des environnements compétitifs, multiculturels, exigeants, avec une empreinte technique forte et une capacité d’adaptation supérieure à la moyenne.
Ce n’est pas un hasard si presque toutes les équipes finalistes de Ligue des champions depuis 2005 alignent des joueurs formés en France.

Un vivier qui s’exporte... au détriment des clubs formateurs

La force de frappe française en matière de formation se mesure aussi à l’aune de son taux d’expatriation exceptionnel.
La France est la première nation exportatrice de joueurs de moins de 23 ans et la deuxième au classement global des expatriés, juste derrière le Brésil.
Cette dynamique s’explique par une combinaison de facteurs : le haut niveau technique des joueurs formés localement, leur maturité tactique, mais aussi l’incapacité des clubs français à retenir leurs meilleurs éléments une fois le seuil professionnel atteint. Ainsi, les pépites partent jeunes, souvent avant d’avoir disputé un nombre significatif de matchs en Ligue 1 ou en coupes européennes.

Ce flux sortant pèse directement sur le classement des clubs français dans l’indice CIES (Lettre 518). Car l’algorithme valorise avant tout les minutes jouées au plus haut niveau, et dans des clubs de prestige. Or, lorsque les joueurs s’envolent trop tôt, c’est le club recruteur — et non le formateur — qui en tire les bénéfices visibles dans le classement. C’est précisément là que se joue le cœur du paradoxe français.

Une fuite précoce, symptomatique d’un modèle économique sous haute pression

Cette exportation massive n’est pas un accident, mais bien le reflet d’un modèle économique structurel.
En Ligue 1 et Ligue 2, de nombreux clubs sont contraints de vendre pour équilibrer leurs budgets. La pression financière les pousse à céder leurs meilleurs éléments avant même qu’ils ne s’imposent en équipe première. Des talents très bien formés quittent le pays à 17 ou 18 ans, parfois même plus tôt, pour intégrer des effectifs étrangers qui leur offriront plus vite une visibilité européenne, voire un meilleur salaire.

Le revers de cette politique ? En quittant trop tôt, ces jeunes n’atteignent pas toujours le seuil critique des minutes disputées dans leur club formateur. Ce sont donc les acheteurs qui en tirent le bénéfice statistique. Le Bayern Munich, Leipzig, Arsenal, ou Salzbourg capitalisent sur des profils polis en France... mais révélés ailleurs. C’est aussi pour cela que le PSG (19e), l’OL (34e) ou le Stade Rennais (44e) apparaissent loin au classement CIES, malgré leur réputation d’académies performantes.

Des clubs qui forment beaucoup... mais font peu jouer

Le cas français illustre une forme de déconnexion entre la production et l’exposition. Les centres de formation hexagonaux continuent de produire des profils de très haut niveau — à la fois en quantité et en qualité — mais les clubs qui les hébergent profitent rarement de leur maturité sportive.
Peu de jeunes restent assez longtemps pour disputer des saisons pleines en Ligue 1 ou s’installer durablement dans les grandes compétitions européennes sous les couleurs de leur club formateur.

Ce décalage est d’autant plus frappant lorsque l’on compare avec des clubs comme Benfica ou l’Ajax, où l’intégration des jeunes dans l’équipe première est pensée comme une étape stratégique, non comme une simple vitrine commerciale.
En France, au contraire, le modèle est pensé pour vendre avant d’exposer, ce qui réduit mécaniquement la visibilité statistique dans les classements comme celui du CIES.
Le volume est là, le niveau aussi, mais le temps de jeu au bon endroit manque trop souvent pour que les clubs français apparaissent parmi les meilleurs formateurs “en action”.

Des talents formés localement, révélés ailleurs

Les trajectoires de nombreux internationaux français illustrent parfaitement ce mécanisme.
Kingsley Coman, formé au PSG, a explosé à la Juventus puis au Bayern ; Dayot Upamecano, passé par Évreux et Valenciennes, a fait ses classes en Autriche avant de s’imposer en Bundesliga. Même profil pour Ibrahima Konaté, Christopher Nkunku ou William Saliba : tous ont quitté la France avant de totaliser 30 matchs en Ligue 1.
Ce schéma se répète : les clubs forment, mais ce sont les écuries étrangères qui capitalisent sportivement en offrant du temps de jeu, de la visibilité en coupes d’Europe, et un environnement parfois plus stable ou mieux structuré sur le plan financier.

Dans les faits, cela signifie que la reconnaissance des centres français dans les classements dépend moins de la qualité réelle de leur formation... que de leur capacité à garder et faire jouer leurs pépites. Et c’est précisément sur ce point que des clubs comme Benfica, Porto ou l’Ajax marquent la différence !

Benfica ou l’art de faire jouer avant de vendre

Un modèle clair : former, exposer, valoriser

Là où la France brille par son volume, Benfica impressionne par sa maîtrise du parcours joueur.
Le club lisboète structure une trajectoire complète, pensée pour maximiser l’impact sportif avant toute revente. Le jeune formé y passe par une équipe B compétitive, puis gagne sa place en A, souvent avec une exposition directe en Ligue des champions ou Ligue Europa.
Ce temps de jeu au plus haut niveau, accumulé dans son club formateur, est la clé du classement CIES — et de la valorisation du joueur sur le marché.

Benfica aligne des chiffres impressionnants :

  • 93 joueurs formés actifs dans 49 ligues
    • de 2 500 minutes disputées en moyenne
  • un niveau moyen des clubs employeurs très élevé

Source : Lettre hebdomadaire n°518 - 22/10/2025 du CIES Football Observatory

Ce modèle ne cherche pas à vendre au plus vite, mais à vendre au bon moment — après exposition. Une stratégie qui paie sportivement et économiquement.

Une stratégie de valorisation parfaitement huilée

Benfica oriente, révèle et valorise. Chaque étape est calibrée pour renforcer l’attractivité du joueur avant sa vente.

Quelques exemples parlants :

  • João Félix, vendu à l’Atlético Madrid pour 126 M€ après une seule saison pleine en équipe première ;
  • Rúben Dias, transféré à Manchester City pour 68 M€ après s’être imposé en Ligue des champions ;
  • Darwin Núñez, parti à Liverpool pour 75 M€, bonus compris, après deux saisons bien gérées en vitrine européenne.

Ces profils ont un point commun : ils ont joué beaucoup, et bien, dans leur club formateur avant de partir. Ils arrivent dans leur nouveau club comme des joueurs déjà rôdés à la pression, à la régularité, aux grands soirs. Et c’est précisément ce que le CIES mesure : la capacité d’un club à former... et à faire jouer au plus haut niveau avant le transfert.

Dans cette logique, Benfica maximise non seulement ses revenus de transferts (près de 380 M€ depuis 2015 issus de joueurs formés au club), mais aussi son rayonnement technique. Le cercle est ici vertueux : les meilleurs jeunes veulent y signer, car ils savent qu’ils auront du temps de jeu, de la visibilité et un tremplin d'exception.

Un écosystème concentré qui renforce l’effet club

Ce succès ne tient pas uniquement à la qualité du travail de formation. Il s’appuie aussi sur un écosystème portugais particulièrement favorable : un championnat peu concurrentiel, dominé par trois clubs (Benfica, Porto, Sporting), qui concentrent l’essentiel des ressources, des infrastructures et des jeunes talents. Cette concentration permet une chose rare en Europe : former, faire jouer et vendre au sein de la même institution.

Contrairement à la France, où les talents sont dispersés entre plusieurs dizaines de clubs formateurs, le Portugal canalise ses meilleurs profils vers un nombre très restreint d’acteurs.
Les jeunes y ont plus de chances d’accéder rapidement à l’équipe première, dans un contexte où la vitrine européenne (phases de groupes de Ligue des champions, C3) est quasiment garantie chaque saison. C’est cette continuité entre la formation, l’exposition et la valorisation qui fait la force du modèle Benfica — et explique sa première place dans l’indice du CIES.

Et cette stratégie paie aussi sur le plan symbolique : un joueur qui brille à Benfica valorise l’académie entière, renforce son attractivité à l’échelle mondiale... et entretient le cycle.

Deux logiques opposées : volume contre densité

La France mise sur la masse, Benfica sur l’optimisation

Le contraste entre les deux modèles est net. La France forme beaucoup, très tôt, très bien, mais laisse ses joueurs partir avant de les avoir pleinement exploités. Les talents français s’illustrent partout — Angleterre, Allemagne, Italie — mais au bénéfice statistique des clubs recruteurs, et non de leurs clubs formateurs. L’Hexagone domine donc les classements par nation, mais aucun club n’émerge clairement dans les classements académiques annuels.

Benfica, au contraire, fait moins, mais mieux. L’objectif n’est pas tant de produire en grande quantité, mais de retenir assez longtemps, faire jouer, puis vendre au sommet de la valeur marchande. En optimisant le timing, l’exposition et le niveau de sortie, le club maximise son empreinte dans les grands clubs européens, où ses formés arrivent prêts.

Une différence de philosophie.... et de structure

Le modèle français est pyramidal, soutenu par une fédération forte, une culture de détection très développée, et des dizaines de centres agréés. Il produit un grand nombre de professionnels, dont beaucoup s’expatrient jeunes.
Le modèle portugais, lui, est centralisé, dominé par trois institutions qui concentrent l’investissement, la visibilité, et les minutes de jeu.
Cette différence explique pourquoi le système français rayonne à l’échelle collective, alors que le modèle Benfica triomphe dans les comparaisons club à club.

Une trajectoire, deux interprétations

Un classement CIES pour deux lectures légitimes

Il serait réducteur d’opposer brutalement les deux logiques.
D’un côté, la France incarne un écosystème puissant, capable de générer un flux constant de joueurs professionnels, souvent parmi les plus recherchés du marché. De l’autre, Benfica symbolise la capacité d’une institution à tirer le maximum d’une stratégie cohérente, en convertissant la formation en minutes, puis en valeur.

Le classement par nations (Lettre 519) et celui par clubs (Lettre 518) ne mesurent pas la même chose, mais racontent deux réalités complémentaires. La France domine parce qu’elle alimente tout le système européen en formés de qualité. Benfica s’impose parce qu’il structure ses parcours jusqu’à leur valorisation maximale, sans perdre la main trop tôt.

Ce que cela change pour les joueurs

Pour un jeune joueur ou ses parents, ces distinctions ne sont pas théoriques. Elles posent une question stratégique :

Vaut-il mieux intégrer un grand club formateur qui vend vite... ou une structure qui fait jouer avant de vendre ?

Dans une carrière, la qualité des minutes jouées entre 17 et 20 ans est souvent plus déterminante que le prestige de l’académie. Mieux vaut 30 matchs en première division dans un championnat tremplin (Portugal, Belgique, Suisse) que 5 matchs en rotation dans un club de Ligue 1 en crise. Et c’est précisément ce que le classement CIES met en lumière : le poids du jeu réel, pas juste du potentiel.

Miser sur le bon timing, plus que sur le bon logo

Le vrai levier, pour un joueur en post-formation, ce n’est pas seulement d’être passé par un grand centre, mais d’avoir accédé rapidement à des minutes utiles, visibles et cohérentes avec son profil. C’est là que le modèle Benfica fait école : il ne se contente pas d’un beau palmarès de jeunes espoirs, il construit des trajectoires lisibles, exposées, et immédiatement monnayables.

À l’inverse, un club français peut former l’un des meilleurs profils de sa génération... et le voir partir sans retour symbolique ni valeur économique, faute d’avoir pu (ou su) lui donner un vrai rôle en pro.
Dans une économie du football de plus en plus polarisée, où les minutes de compétition européenne valent de l’or, les trajectoires “à la portugaise” — faire jouer, faire briller, vendre fort — dessinent une alternative stratégique à la logique française du volume.

Pour les familles, les agents, les joueurs eux-mêmes, le vrai enjeu devient donc : où mon profil aura-t-il une vraie exposition ? Non pas dans cinq ans, mais dans six mois. Ce n’est pas une question de logo, c’est une question de minutes.

La France domine par la richesse de son vivier, la densité de son maillage et sa capacité à détecter et former très tôt. Elle alimente chaque année les clubs européens en talents à fort potentiel. Mais faute de pouvoir les intégrer durablement à haut niveau dans leurs clubs d’origine, les formateurs français restent souvent invisibles dans les classements “clubs” comme celui du CIES. La reconnaissance se joue alors à l’échelle nationale — mais pas institutionnelle.

Benfica, à l’inverse, démontre qu’un club peut concentrer ses ressources, structurer ses parcours, et devenir une marque mondiale de formation. Le club lisboète transforme des jeunes en actifs sportifs valorisables, non pas en les vendant tôt, mais en les exposant fort. C’est ce modèle intégré — former, faire jouer, valoriser — qui le propulse au sommet des classements.

Entre la puissance du volume français et l’efficacité chirurgicale du modèle Benfica, il n’y a pas un vainqueur... mais deux philosophies, deux lectures du mot “formation”.
Pour les joueurs et leurs entourages, cela revient à se poser la question suivante : "Quel environnement me permettra, à mon rythme, d’accéder aux minutes décisives pour ma progression ?".
Car au-delà des labels, des palmarès ou des réputations, c’est le temps de jeu, la visibilité et la confiance accordée qui transforment une formation en réelle trajectoire.